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L’ASSOCIÉE SILENCIEUSE

fort. Voici un volume dont les criticailleurs de chez nous diront beaucoup de bien, cela sent le tabac canadien que fument mes compagnons, le parfum de fumier que dégagent leurs bottes, un vrai chef-d’œuvre du terroir ! Il est vrai que je me promets bien, dans ma prochaine critique, de le tomber de magistrale façon…

J’étais plongé dans ce purin « véreux » quand le contrôleur du train vint nous beugler : « St Hyacinthe, next station ! » Tu croiras peut-être que cet employé est un descendant direct des anciens Angles et Saxons qui dans les temps presque préhistoriques envahirent la vieille Bretagne ? Non, mon vieux, ce contrôleur qui, dans un train du gouvernement canadien, au milieu d’une population exclusivement française, claironne des mots anglais, c’est un de mes pays, un fils de canadien comme moi et si je ne me trompe pas, nous avons usé nos culottes ensemble sur les bancs de l’école…

Où en était-je ? Oui, nous entrions en gare. À Saint-Hyacinthe comme partout ailleurs, l’abord de la ville par chemin de fer ne rend pas justice. Ici quand le convoi franchit les limites de la ville, le voyageur n’a plus pour perspective que l’arrière des maisons, des hangars, quelques usines plutôt sales, l’arrière des constructions de l’Hôpital.

Ayant fait si souvent le trajet de Montréal à ma ville natale, j’étais bien au courant de ce fait, pourquoi cependant, me suis-je senti si désagréablement impressionné ? À ma descente du train, nouvel ennui. Je me vois assailli par les sollicitations des cochers de place — on a encore le vieux système de cocher, à Saint-Hyacinthe — De tout côté j’entends : « Une voiture, Monsieur » ? « Un charretier, Monsieur ? », « Hôtel du Canada ! ». « Hôtel Ottawa ! ».

Tant bien que mal, je me fraie un passage à travers la foule de curieux qui, dix fois par jours, se rend à la gare pour assister à l’arrivée et au départ des trains, je prends la rue Laframboise.

Il fait une chaleur accablante, le soleil plombe ses rayons ; mais je me sens en humeur de marcher, de me donner du mouvement après cette heure et demie passée assis, à me faire plus ou moins désagréablement cahoter. D’ailleurs, la rue est bordée de beaux et grands arbres, l’ombre y est engageante. Rue Girouard — les mascoutains disent avec emphase « le Boulevard Girouard » — l’ombre continue, douce et bienfaisante.

Et puis, elle est si délicieusement jolie, la rue Girouard ! Imagine-toi, mon vieux, un immense dôme de verdure, si haut, au feuillage si dense, qu’on n’aperçoit que par intervalles, le bleu du ciel. De chaque côté du chemin, des villas, coquettes et pimpantes, avec parterres parsemés de fleurs aux innombrables coloris viennent ajouter leur note de jeunesse et de grâce à la vie du tableau.

J’arrive chez moi où je suis accueilli avec des transports d’allégresse par maman et ma petite Ghislaine que je m’étais bien gardé de faire prévenir. À midi, papa rentre de l’usine et, nouveaux transports. Nous prenons le dîner en famille, ce qui nous procure l’occasion d’une bonne causerie intime au cours de laquelle mon brave homme de père se révèle à mes yeux sous un jour que je ne lui connaissais pas encore. J’avais toujours cru que papa était et n’était qu’un homme d’affaires ; mais il est autrement grand et élevé ; si tu l’avais entendu parler de son usine, l’œuvre de sa vie, toi qui es un traditionaliste en théorie, tu aurais abondé en son sens. Malheureusement, moi, tout en respectant les convictions de mon père, tout en les admirant profondément, je ne puis les partager. Sais-tu quel a été le rêve qu’il a caressé autrefois ? Tu vas rire, car en somme, tu es un homme d’esprit ; mais il se pourrait bien que cet imbécile de Docteur qui est ta seconde personnalité, partageât les vues de mon père. Imagine-toi, mon vieux, que papa avait jadis rêvé de me voir un jour à la tête de son moulin ! Me vois-tu meunier ? Meunier comme son père, dirait la chanson.

Après dîner, papa et Ghislaine sont partis pour l’usine et j’ai prolongé ma causerie avec maman. Ici, nouvel obstacle et problème bien délicat. Maman est pour moi l’être idéal, la perfection ultime, l’âme de prédilection au contact de laquelle je me suis toujours complu et de même, cette chère maman a toujours eu pour moi une certaine préférence qu’elle s’est efforcée en vain de dissimuler. Ghislaine et moi, nous aimons bien tendrement papa et maman ; mais quand nous sentons le besoin d’ouvrir nos cœurs, c’est vers ma mère que je me réfugie et c’est sur la robuste poitrine de notre père que Ghislaine vient s’appuyer.

Or, elle ne me l’a pas avoué, mais je l’ai bien deviné, cette admirable mère a décidé de me marier… Oui, mon vieux, me marier, moi monstre d’égoïsme, comme disait ce sot de Docteur, et avec — elle ne me l’a pas dit bien clairement non plus, mais cela aussi je l’ai deviné — oui avec une délicieuse jeune fille, un trésor de bonté, de candeur, d’innocence, une perle quoi !

Après m’avoir, durant près d’une heure, chapitré sur la nécessité pour un homme de mon âge de se choisir une compagne, nous avons dû interrompre notre jasette, une Dame et sa jeune fille s’étant fait annoncer. Si tu avais vu le désir qui brillait dans les yeux de maman de me voir l’accompagner auprès de ces Dames… Mais au nom des visiteuses, mes doutes d’abord assez vagues prirent corps, je me souvins des allusions discrètes qu’elle avait faites autrefois à cette jeune personne, je savais maintenant à quoi m’en tenir c’était là l’infante qu’on me destinait.

Je prétextai un besoin de délassement et en dépit de l’insistance discrète de maman, je me dérobai.

Je me dirigeai vers la rivière où se trouve le garage du yacht et de mon canot. Cinq minutes plus tard, j’étais au milieu de l’Yamaska, faisant glisser lentement mon frêle esquif sur la surface chatoyante des eaux. C’est de ce moment que le charme a commencé à opérer.