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L’ASSOCIÉE SILENCIEUSE

sement partagé.

— Mais pourquoi ces suppositions, puisque je n’ai encore jamais songé au mariage ?

— Il n’est pas besoin que tu y aies songé. Cette lutte, quoique réelle, est subconsciente, à peine se révèle-t-elle par ses effets : troubles de l’âme et du cœur, lassitude de la vie, dégoût des plaisirs d’hier puis viennent le sentiment du faix de la solitude, l’ennui… Qu’alors, une jeune fille se présente, jolie, pas nécessairement intelligente ; mais brillante et, infailliblement, la crise éclatera. Dis moi, qu’y a t-il de changé dans ta vie depuis un ans ? Rien, me diras-tu. Tu as les mêmes amis, les mêmes plaisirs, le même travail, les mêmes succès. D’où vient que l’an dernier, tu étais si heureux de vivre, si âpre à la bataille, si ardent à la lutte, si content de chaque succès et que, maintenant, tu sois désarçonné ?… C’est que, depuis l’an dernier, tu as vieilli d’un an, que tu dépasses maintenant la trentaine… Tu suis la loi commune.

— Alors, autant en prendre immédiatement mon parti et opter pour le célibat.

— Le célibat ! Allons donc, tu sais bien que tu n’as aucune envie de la vie égoïste et monotone qui en est l’apanage.

— Madame et Mademoiselle Gareau attendent Madame au boudoir, vint annoncer la bonne.

— De la visite ! Je me sauve.

— Pourquoi ne restes-tu pas avec nous. Tu dois te souvenir de Louise Gareau ? Elle est devenue une charmante jeune fille. Tu n’aimerais pas à la rencontrer ?

— Pas aujourd’hui, mère, je me sens en mes idées noires, il n’y avait que votre bonne compagnie pour m’en guérir.

— Où vas-tu alors ?

— Faire un tour de canot. Mon canot est toujours dans le garage ?

— Oui, près de la rivière, à côté du yacht.

— Je vais aller faire une longue promenade, puis je descendrai jusqu’au moulin, prendre papa et Ghislaine à leur sortie.

— À ce soir. Et surtout, que cette promenade chasse tes papillons noirs.

— À ce soir, maman chérie.

Dix minutes plus tard, la légère embarcation que dirigeait la main d’Étienne traçait son léger sillage sur la surface polie des eaux.

La famille Normand habite, à Saint-Hyacinthe, une énorme vieille maison de bois qui semble les restes de quelque résidence seigneuriale que le progrès moderne aurait enserrée. Au milieu des jolies et coquettes villas mascoutaines, cette sorte de château tranche par ses proportions, son style et son âge. Quoique construite à peine depuis cinquante ans, elle parait centenaire. Dans sa courte existence, elle a abrité deux familles de juges, celle d’un député et, depuis trois ans à peine, le minotier a quitté sa modeste demeure du bas de la ville pour venir l’occuper.

Mais la somptueuse maison de ses parents n’éveillait, en l’âme d’Étienne, aucun souvenir. À peine quelques vieux meubles, témoins de ses jeunes années, y avaient été transportés ; mais, dispersés au milieu d’un luxe que n’avait pas connu son enfance, ces vestiges du passé avaient perdu leur cachet.

Sur l’Yamaska, Étienne s’était tout à coup retrouvé en une atmosphère connue et aimée. L’Yamaska ! c’était les vingt premières années de sa vie que ce nom magique évoquait ! Dès le berceau, la chanson de ses eaux, frappant la digue, tombant en cataractes minuscules sur le lit d’ardoise, venait se mêler à la douce voix de sa maman lorsqu’elle lui chantait, pour l’endormir, ces jolies vieilles berceuses de chez nous. Plus tard, lorsque son âme avait commencé à s’éveiller à la vie, le spectacle de la calme rivière était entré dans son imagination comme partie essentielle au paysage entourant sa vie. À dix ans, ne pouvant résister à l’appel de son imagination, il s’était un jour aventuré sur cette rivière qui occupait ses pensées. Comme elle lui avait paru délicieuse cette promenade en une vieille chaloupe ! Comme surtout il avait bien réalisé qu’il se trouvait en sécurité, en lieux connus et amis sur ce miroir limpide où se reflétait le bleu du ciel ! Depuis cette époque, la rivière avait été pour lui l’amie de prédilection, le coin préféré où l’on était certain de le retrouver à chacun de ses moments libres.

C’est en laissant glisser lentement son frêle canot sur la surface cristalline qu’il avait fait ses premiers vers, c’est là aussi qu’il avait laissé son âme bâtir les rêves ambitieux dont il parlait maintenant avec une ironie douloureuse, en un mot, cette bonne vieille rivière avait été témoin de l’éclosion de toute cette folie ardente, généreuse, enthousiaste et souvent chimérique qui est le lot de la jeunesse.

En amont de la basse ville, l’Yamaska est endiguée afin de fournir la force motrice aux usines de tricot « Penman » et à diverses autres usines qui s’échelonnent successivement sur ses bords. Ainsi endiguée, la rivière se maintient au dessus à une profondeur moyenne de vingt pieds. Ses rives, très hautes et très escarpées, garnies d’arbres, la protègent contre les vents et lui conservent continuellement cette surface calme et polie qui en fait un immense miroir encadré de riante verdure.

Bercé par le clapotis léger de l’eau sur les bords sonores de l’esquif, l’âme enivrée du charme délicieux de ce retour à un paysage aimé, Étienne était, sans le réaliser, sorti des limites de la ville.

À cet endroit, la rivière s’élargit, ses rives, presque complètement dégarnies, prennent une pente plus douce, le soleil darde sans obstacle ses rayons dans l’eau, l’azur du ciel seul s’y mire. De minuscules ruisseaux viennent y déverser leurs eaux, ruisseaux qu’Étienne connaissait bien pour en avoir souvent remonté les cours autrefois, après une crue des eaux. C’est au second de ces ruisseaux que l’on allait faire d’amples provisions de fleurs de nénuphars, au troisième, sous le pont, une grive des grèves venait chaque année bâtir son nid, au quatrième, le Ruisseau Plein-Champs, depuis des temps immémoriaux, de blanches nymp-