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L’ASSOCIEE SILENCIEUSE

Mais, à retrouver chez son fils ses goûts et ses instincts, à découvrir chez cet être si cher et si amoureusement attendu, les inclinations de sa propre intelligence, voire même, ses traits physiques, il lui était né en quelque sorte une préférence pour lui, leur intimité en était devenue si étroite que même les longues absences d’Étienne ne pouvaient la détruire. Au premier contact, ils se retrouvaient bien eux-mêmes, comme s’ils s’étaient quittés la veille.

— Que je te connais bien, mon pauvre grand, reprit Madame Normand après quelques instants de silence. Il te serait impossible de me cacher rien. Une mère sent par intuition le bonheur ou le chagrin de son enfant. Tu n’es pas heureux, n’est-ce pas ?

— Heureux ? Qui l’est dans ce bas monde ? Le bonheur est un château que l’on voudrait édifier si beau qu’il ne peut jamais exister…

— Et cependant, tu étais joyeux à ta dernière visite…

— Je suis ingrat de me plaindre, après tout… il est vrai que la vie est bête parfois…

— Viens ici, tout près de moi, mon chéri, comme autrefois. Tu te souviens, quand tu t’étais fait mal ou que tu étais malade. Tu passais tes bras autour de mon cou et tu me disais : « Maman, j’ai bobo ! »

— Et vous me donniez un bon baiser qui guérissait tout…

— Essayons encore le remède. Allons, ça va mieux ?

— Un peu… et si j’étais continuellement auprès de vous, je crois que la guérison deviendrait complète. Hélas ! il me faudra repartir, reprendre ma vie et, encore une fois, elle est si souvent bête, cette pauvre vie !

— Calomnier la vie… à ton âge, quand tu as devant toi la jeunesse et ses promesses radieuses, quand le succès te sourit ; Allons donc !

— Bah ! le succès, c’est peu de chose en somme et mes succès moins que tout autres…

— Et cependant, à trente ans, tu es presque célèbre.

— La célébrité, la gloire, la renommée… j’y ai cru un moment comme à une source douce et rafraîchissante d’où coulerait à grands flots le bonheur… j’ai peiné de longues années pour gravir les pics escarpés où elles se cachent et lorsque j’ai cru y être parvenu, j’ai réalisé que ce n’était que l’ombre de la chose… La gloire, cette vaine gloriole ? Elle me dégoûte cette gloire aride et fallacieuse qui m’a coûté le meilleur de moi-même ! Comme me le disait mon ami Durand, je sens que ma vie a été jusqu’ici vide et stérile…

— Stérile ! Tu te calomnies, et ton ami est un sot ! Quand tes chroniques m’arrivent, je les dévore avec ivresse, je me dis, l’âme remplie de joie : « C’est mon fils, la chair de ma chair, qui est l’auteur de ceci ! » et mon vieux cœur de mère se gonfle à se fendre, je sens les larmes me monter aux paupières tant je suis heureuse et fière de toi. Te l’avouerai-je, je me sens certains jours, des fringales de dire leur fait à Ghislaine et à ton père parce qu’ils ne savent comprendre tout l’esprit, l’ironie et la finesse que mon cœur de mère découvre en tes articles.

— Et cependant, maman, j’avais rêvé autre chose…

— Que te faut-il donc de plus ?

— Le sais-je moi-même ? Quelque chose d’imprécis, de vague… un sentiment de néant qui envahit mon âme… un bonheur que je sens me manquer ; mais dont j’ignore l’essence.

— Oui, je comprends. À ton âge, il faut plus que la gloire. Le succès est chose vaine lorsque l’on n’a pas auprès de soi un être aimé à qui en rapporter l’hommage. À trente ans, ce qu’il faut à l’homme, c’est l’amour…

— L’amour ? Quelle idée !

— C’est cela, cependant.

— Je vous assure que ce n’était pas ce que je voulais dire.

— Peut-être. Mais ce n’en est pas moins le mal dont tu souffres. En notre pays, trente ans est la limite extrême où l’homme doit choisir entre le célibat et le mariage. Marie-toi, mon fils, crée-toi un foyer, associe à ta vie une collaboratrice qui peuplera ton intérieur de jolis bébés roses…

— Non c’est impossible.

— Et pourquoi donc ?

— Parce qu’il est trop tard. À trente ans, j’ai vu la vie dans toute sa laideur, j’ai coudoyé trop de trahisons, d’infamies, de manœuvres louches, j’ai été témoin de trop de honte et de désespoirs, j’ai trop vu la vie dans sa hideuse vérité… Je n’ai plus ce bel enthousiasme, cette naïve confiance, cette ardeur juvénile qui doit présider au mariage, j’ai perdu la foi en moi-même et en mes semblables.

— Mon pauvre chéri, comme tu as dû souffrir pour proférer de pareilles abominations, surtout à ton âge.

— Si vous saviez, mère, comme la vie des grandes villes est chose laide et pitoyable ?

— C’est que tu n’es pas allé étudier la vie à sa source réelle ! Le monde foisonne de dévouements obscurs, de sacrifices acceptés avec joie et résignation, de bonté souriante.

— Tout est superficiel et camouflage…

— Tu es pessimiste, mon grand. Regarde autour de toi, dans cette maison. Vois ton père, dévouant sa vie pour le bonheur de ses ouvriers, vois ta petite sœur, si candidement pure et naïve. Frappe à toutes les portes de cette ville et tu y trouveras au moins un être dans chaque famille qui te fera regarder la vie avec confiance.

— Mais je sens que le doute est entré dans mon âme. Vous me rappeliez ma triste gloriole… elle m’est échue comme fruit du sarcasme, du scepticisme et de l’ironie que j’ai mis dans mes écrits. À prêcher le sarcasme et la haine, je me suis desséché l’âme…

— C’est la crise habituelle de la trentaine. Tu en es rendu au tournant de la route, il te faut choisir entre le célibat et ses jouissances égoïstes ou le mariage et sa constante immolation. Devant le choix à faire, et inconsciemment, la lutte est rude, le découragement gagne l’âme, l’esprit est douloureu-