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L’ASSOCIÉE SILENCIEUSE

qu’une simple petite provinciale. Je ne suis bien qu’ici au milieu des êtres et des choses qui me sont familières, le nouveau et le bruit m’énervent…

— Si le bruit te porte sur les nerfs, comment peux-tu supporter celui de l’usine ? Ghislaine t’a-t-elle dit, Étienne, qu’elle m’accompagne chaque jour à l’usine ?

— Vraiment ? Aurais-tu, par hasard, l’intention de te faire meunière, petite sœur ?

— Qui sait ?

— Et l’usine, ça marche toujours ?

— Mieux que jamais. Moi dont les rêves les plus ambitieux ne visaient pas au-delà de l’aisance dorée dont parle je ne sais plus qui, je suis en train de devenir riche. Ce sera pour vous, mes enfants.

— Vous avez d’ailleurs commencé à nous en faire profiter, papa. Chaque trimestre, quand je reçois votre chèque pour les profits que je suis supposé avoir gagnés à votre usine, je me demande de quel droit je puis toucher cet argent.

— Calme tes scrupules, mon fils, depuis cinq ans, ta sœur et toi, êtes bien et dûment associés à notre entreprise, vous êtes portés dans nos livres comme détenteurs de chacun un quart des actions de la compagnie.

— Mais qu’ai-je fait pour gagner cet argent ?

— Tu travailles, tu te dépenses à ta façon. D’ailleurs, un peu plus tôt, un peu plus tard, tout vous reviendra un jour…

— Ce que ton père ne te dit pas, c’est qu’il travaille douze heures par jour.

— Pourquoi ne pas songer au repos, papa ? Il faut profiter du fruit de votre travail avant la vieillesse.

— Je t’avoue que je ne me vois pas très bien les bras croisés. Le travail est maintenant devenu un besoin pour moi. Quand on est, comme ta mère et moi, parti du bas de la montagne, que l’on a gravi péniblement les premiers pics, que la montée devient à chaque instant plus facile, que la cime nous parait de plus en plus ensoleillée, il est dur d’abandonner l’ascension, on se sent le désir irrésistible d’en gravir le sommet…

— Mais enfin, il me semble que vous y êtes au sommet.

— Effet du mirage, mon cher, on croyait y être ; mais il recule à mesure que nous avançons.

Excelsior ! Excelsior ! Comme au collège.

— Que veux-tu, c’est la vie…

— Oui, je sais, « borné dans sa nature, infini dans ses vœux… » comme disait le poète. Mais enfin, à quoi vous aura servi votre travail, si vous n’en profitez pas ?

— À quoi il aura servi ?… Mais, mon pauvre enfant, es-tu aveugle pour ne le pas voir ? Ce qu’aura produit mon travail de chaque jour ? Il aura d’abord donné et pendant de longues années à des centaines de familles l’occasion de gagner l’argent nécessaire à sa vie quotidienne, il aura donné le lait aux enfants, le pain à toute la famille, il aura contribué à chausser, vêtir et nourrir toute cette phalange d’humbles qui demandent si peu de la vie ; mais que le chômage réduit à la misère. Dans un autre ordre d’idée, il aura répandu sur le pays entier sa bienfaisante action. Mon travail tend à fournir le pain, cet aliment si essentiel à la vie, ce principe de toute force, mes efforts ne se seront pas dispersés sur des objets vains et stériles, ils ont une fin éminemment utile : la production de ce pain que tout chrétien, depuis l’enfant qui s’éveille à la vie jusqu’au vieillard qui courbe sous le faix des ans, demande à Dieu matin et soir. Si maintenant, tu veux considérer mon travail au point de vue national et patriotique, les mêmes arguments militent en sa faveur ; mais il y a encore plus, ma vie laborieuse est un exemple de ce que peuvent faire, même avec des ressources médiocres et dans un genre d’industrie très humble, la constance et l’inlassable persévérance… Autrefois, on disait que les canadiens français n’étaient pas aptes à l’industrie et au commerce, que nous n’avions pas le sens des affaires… J’aurai contribué pour mon humble part à faire disparaître cette légende, ma vie remplie d’efforts et de ténacité sera un encouragement à ceux qui viendront après moi… Vous, les beaux esprits, les beaux parleurs, vous avez des phrases ronflantes, vous faites grand apparat de patriotisme stérile ; mais vous oubliez souvent, que dis-je, vous oubliez toujours, que le véritable amour de la patrie réside dans les actes et non dans les paroles, que les discours les plus enflammés ne produisent que des feux de paille et que seules les actions restent, que l’avenir d’un pays ne s’édifie pas avec des paroles, mais avec des actes ! Si tous les êtres véritablement bien doués s’astreignaient à l’effort véritable, cet effort lent, constant, persévérant, comme l’influence de notre nationalité canadienne française serait plus grande, comme surtout elle serait plus efficace !  !  !

— Je ne nie pas la sublimité de votre œuvre, mon père ; mais enfin, à vous personnellement, quel profit vous aura-t-elle rapporté, cette industrie, si, alors que le moindre de vos employés limite sa tâche à huit heures de travail, vous, vous vous astreignez à en fournir douze ?

— Qu’y a-t-il de meilleur que le travail, si tous les efforts convergent au succès d’une œuvre à laquelle on a identifié sa vie ?

— Tu ne peux comprendre, mon cher Étienne, ce que signifient pour ton père et pour moi l’usine et le moulin ? Quand tu étais tout petit, le moulin n’était pour toi qu’un endroit où il faisait bon aller jouer. Plus tard, quand tu as commencé à comprendre, tes études t’ont appelé ailleurs : mais pour nous qui avons assisté à ses débuts, avons tremblé sur les dangers qui si souvent les menaçaient, avons veillé son ascension vers le succès : avec des jalousies maternelles… Comme c’est différent !

— Quand nous nous sommes mariés, ta mère et moi, mon fils, ton grand-père venait de mourir, me laissant à la tête du vieux moulin à meules qui, depuis trois générations des miens, tournait péniblement