Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/119

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
105
A LA PENSÉE FRANÇAISE



cette lampe sur le milieu de la table faisait scintiller les facettes des cristaux, la porcelaine et l’argenterie.

— Eh bien ! mon digne ami, dit le chanoine, comment avez-vous trouvé cette bisque aux pigeonneaux ?

— Elle ranimerait un mort.

— Elle l’a ranimé, sur ma parole, car j’étais plus mort que vif en m’asseyant à table… Prenons le coup du médecin… Ce madère est irréprochable.

— Quelles sont, mon père, vos trois libations privilégiées ? demanda le vicomte, qui trouvait le madère exquis.

— Mon fils, j’estime que le coup du médecin est le plus salutaire, celui du milieu le plus agréable, celui de l’amitié le plus regrettable…

— Pourquoi regrettable ?

— Parce qu’il est le dernier, répondit l’abbé avec une demi tendresse, et que la séparation d’un ami, si courte qu’elle soit, est toujours regrettable. Un peu de vieux Beaune… Comment trouvez-vous ce petit vin ?

— Excellent.

— De fait, il est mignon..

— Eh bien, jeune homme, attaquons ce bel oiseau ! reprit le chanoine en désignant de son couteau et de sa fourchette le perdreau rebondi que la cuisinière venait de poser en triomphe sur la table.

Le plat d’argent qui avait l’honneur de contenir cette pièce succulente était garni de becs-figues, blancs de graisse, juteux et perdus entre deux tranches de lard de Lorraine.

— Ma foi, mon père, répondit le vicomte, dussé-je ne plus manger de ma vie, je vous ferai encore tête pour ceci.

— Dieu soit loué !… voilà un convive comme je les aime… à tout plat, bonne mine…

Ce disant, l’abbé de Brionne enfonça la pointe et le tranchant de son couteau sous l’aile du gibier, et la souleva avec une dextérité à la fois élégante et