Page:Laprade - Œuvres poétiques, Pernette, Lemerre.djvu/37

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
27
LE SOLDAT DE L’AN II.


Rentré dans le manoir dont j’avais hérité,
J’ai repris le labour et ne l’ai plus quitté.
J’entends venir, depuis, maint récit de bataille,
Mais nul ne sait pourquoi l’on saigne et l’on travaille ;
Une âpre ambition met les pays en feu,
Et l’on meurt pour un homme adoré comme un dieu.
Tous les ans nous voyons de sinistres visages
Compter tous les berceaux, tous les feux des villages.
On fauche tous les ans nos robustes garçons
Comme l’orge ou le seigle au moment des moissons ;
On prend tout ce qui vaut ! Et l’on nous laisse à peine
Les impotents marqués pour une fin prochaine ;
Deux bras forts sont d’un prix qu’on ne peut plus payer.
Chaque jour le canton voit s’éteindre un foyer.
Nos filles sans maris et nos terres en friches,
C’est notre lot à tous, aux pauvres, même aux riches.
Et toi, que j’avais cru sauvé de ces hasards,
Espoir de deux maisons, soutien de deux vieillards,
Toi qui payas trois fois, et de ta terre entière,
Le droit de consoler les vieux ans de ta mère,
Voici le noir boucher qui te saisit encor !
Mais, puisqu’au lieu de sang il prend aussi de l’or,
Certes, tu t’appartiens, ayant triplé la somme…
Et moi, je te déclare affranchi de cet homme !
Moi, vieux soldat du Rhin, je connais le devoir ;
C’est de ne plus aider à ce sanglant pouvoir.
Moi, père et citoyen, je t’interdis de faire
Pour fabriquer des rois ces guerres de corsaire.
Suive qui le voudra son aigle triomphant ;
Toi, combats s’il le faut pour rester notre enfant !
Nos forêts des hauts lieux sont encore insoumises,
Un conscrit peut y fuir et sauver ses franchises.