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PERNETTE.


« Je suis d’un autre temps, sans être encor bien vieux.
Je labourais en paix le champ de mes aïeux,
Lorsqu’un grand vent souffla, messager de tempête ;
Nos montagnes tremblaient de la base à la crête ;
L’air de tous les côtés nous jetait en courant
Des mots où respirait quelque chose de grand.
Un immense frisson de crainte et d’espérance
A travers tous les cœurs circulait par la France.
Tout sillonné d’éclairs le ciel semblait plus beau.
Chacun sentait en soi naître un homme nouveau ;
Et, durant ce travail plein d’ardente liesse,
Chaque douleur plus vive apportait sa promesse.
Tout à coup retentit le pas de l’étranger.
Et grondèrent ces mots : La patrie en danger !
Alors il se passa je ne sais quel prodige :
Le souvenir encor m’en donne le vertige :
Des villes, des hameaux, des forêts, des sillons,
Les hommes surgissaient, volaient en tourbillons,
Jeunes et vieux ; c’était la nation entière.
Un fleuve humain roulait ses flots à la frontière.
Nous partions, nous courions en chantant, en pleurant :
La Marseillaise en feu planait sur ce torrent.
On se ruait pieds nus, sans pain, à l’arme blanche ;
Les canons se taisaient noyés sous l’avalanche.
Moi, je fis comme tous ; et, sans tarder d’un jour,
Je quittai ma maison, ma vigne, mon amour,
Celle qui dans ses flancs portait déjà Pernette,
Et je passai le Rhin, croisant la baïonnette.
Je marchais hardiment, fier, presque sans émoi,
Comme si les boulets ne pouvaient rien sur moi ;
Tant nous avions au cœur une ivresse héroïque !
Et cinq ans je servis ainsi la République.