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LE SOLDAT DE L’AN II.


Quitter Pernette, enfin, sans être son époux.
Mais qui sait l’avenir ? Vous avez Dieu pour vous.
Sage, instruit, plein d’honneur, de bravoure certaine,
Un conscrit comme toi peut faire un capitaine,
Passer de l’épaulette à la ceinture d’or…
De beaux jours, mes enfants, peuvent nous luire encor.
Allons, mère, il nous faut raffermir ce cœur tendre :
César nous prend ce fils, Dieu saura nous le rendre. »

Mais, refusant son cœur à tout espoir humain,
La mère en pleurs cachait ses yeux avec sa main :
Ses sanglots parlaient seuls dans la commune angoisse.

Pierre, à la fin, saisit le papier et le froisse,
Et se dressant d’un bond rapide, impétueux,
D’un mouvement du cou rejetant ses cheveux,
Il fit sous ses deux poings trembler la table lourde

« Quelle est donc cette loi, dit-il d’une voix sourde,
Qui m’ôte mon amour, m’ayant pris tous mes biens ?
De qui sommes-nous donc les esclaves, les chiens,
Si je n’ai plus le droit, dès qu’un papier me nomme,
D’être époux, d’être père, enfin de vivre en homme ?
Pernette m’appartient, à la vie, à la mort ;
J’aime et je suis aimé, nos parents sont d’accord ;
Il n’est contre ce droit ni droit, ni loi, ni maître ;
Dieu même à nous unir forcerait ce saint prêtre.
S’il faut m’armer ensuite et partir, j’y consens.
Mais où sont nos périls, nos ennemis pressants ?
Tous ces récits d’exploits affichés avec pompe,
Moi, je les comprends mal et je sens qu’on nous trompe.
J’ai vu combien d’enfants notre bourg a pleurés,