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LES FIANÇAILLES.


Fumait le noir café débordant de la tasse,
Lorsque entra le docteur. Un cordial bonjour,
Des baisers, des regrets exprimés tour à tour,
De gais propos, l’aspect des deux jeunes visages,
Rien de ce front aimé n’écartait les nuages.
A peine voulut-il, soucieux et distrait,
Goûter au fin moka… tout ce qu’il adorait !
En vain on provoquait sa douce raillerie ;
Il laissait voltiger l’errante causerie,
A peine il s’y mêlait d’une phrase, au hasard ;
L’abeille avait rentré ses ailes et son dard.

Enfin, le soir venant, il parle, il se résigne :

« Mes amis, on annonce une victoire insigne,
Vingt mille prisonniers, des princes, de grands noms,
Des fusils, des chevaux, des drapeaux, des canons !…
En un mot, l’empereur, outre de fortes sommes,
Décrète qu’il lui faut cent ou deux cent mille hommes ;
Exemptés, libérés, anciens, nouveaux conscrits,
Tout ce qui peut marcher, dit-on, sera repris. »

Avez-vous vu, parfois, sous un ciel sans nuage,
Moutons, brebis, agneaux dans un vert pâturage,
Dispersés, trois à trois, groupés, errant au loin,
Trottant, bêlant, broutant le trèfle et le sainfoin ?
Tout à coup un vent sombre à l’occident s’élève,
Un point noir apparaît, vole, grossit et crève ;
Et, dans la nuit subite où vient à manquer l’air,
Roule un tonnerre affreux, luit un sanglant éclair.
Stupide, haletant, le front contre la terre,
Sous quelque grand noyer le troupeau se resserre ;