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LA VEUVE.


C’est dans tes horizons que mon esprit s’enfonce,
Cher pays, et je vais, autour des mêmes bois,
Écouter tes vieux airs entendus mille fois.

Je dois à tes leçons, qu’il m’est si doux de suivre,
Mon vrai savoir, celui que n’enseigne aucun livre,
Celui qu’on sent germer d’un sol plein de vigueur,
Qu’on respire dans l’air, qui prend sa source au cœur,
Qui passe, avec le sang, de l’aïeul à sa race,
Et qu’aux pages de l’âme aucune encre n’efface.
 
Ton grand air m’a sauvé la vie et la raison,
Chez toi, pâle écolier échappé de prison,
Libre pendant deux mois des pédants de la ville,
Je secouais du front leur sagesse imbécile,
Et, parmi tes bouviers chantant, grimpant, rêvant,
J’allais refaire en moi l’œuvre du Dieu vivant.
Là, d’un souffle emportant l’amas des lettres mortes,
Les choses à mon cœur parlaient de leurs voix fortes ;
Dans leurs mâles sillons exempts de nos erreurs,
Je suivais, pas à pas, l’esprit des laboureurs.
À mes doutes, partout, la réponse était prête ;
L’âme des vieux parents me servait d’interprète ;
Muni de leurs clartés, je n’hésitais sur rien,
Et j’avais leur bon sens pour seul historien.

Maints rhéteurs, depuis lors, m’ont prêché sans relâche
Les vertus, les bienfaits du sabre ou de la hache,
Le crime nécessaire et le progrès fatal ;
On m’a dit que le bien a pour auteur le mal.
J’ai regardé de près ces hideuses chimères,
Et j’ai donné raison aux haines de nos mères :