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coup plus grands, a diminué l’impression de grandeur qu’ils font éprouver, nous sommes surpris de le trouver fort au-dessous de son impression conservée dans la mémoire.

Quelques hommes sont doués d’une mémoire prodigieuse. L’exactitude avec laquelle ils répètent de longs discours qu’ils viennent d’entendre nous étonne. Mais, lorsqu’on réfléchit à tout ce que renferme la mémoire de la plupart des hommes, on est bien plus étonné que tant de choses y soient placées sans confusion. Considérez un chanteur sur la scène : sa mémoire lui rappelle chaque mot de son rôle, le ton, la mesure et le geste qui doivent l’accompagner. Un nouveau rôle succède-t-il au premier, celui-ci semble comme eff’acé de sa mémoire, qui retrace dans l’ordre convenable toutes les parties du second rôle et qui rappellerait de la même manière les divers rôles que le chanteur a étudiés. Ces traces, dont le nombre est immense, ou du moins les dispositions propres à les faire naître, existent à la fois dans son sensorium sans se confondre, et l’acteur peut les rappeler à sa volonté. Je dois répéter ici que, par les mots : trace, image, vibrations, etc., je n’entends exprimer que des phénomènes du sensorium, sans rien affirmer sur leur nature et sur leurs causes, comme en Mécanique on n’exprime que des effets par les mots : force, attraction, affinité, etc.

Les opérations du sensorium et les mouvements qu’il fait exécuter deviennent plus faciles et comme naturels par de fréquentes répétitions. De ce principe psychologique découlent nos habitudes. En se combinant avec la sympathie, il produit les coutumes, les mœurs et leurs étranges variétés. Il fait qu’une chose généralement reçue chez un peuple est regardée par un autre avec horreur. Les combats de gladiateurs, dont les Romains aimaient passionnément le spectacle, et les sacrifices humains qui souillent les annales des nations nous paraîtraient horribles. Quand on considère l’état déplorable des esclaves, l’avilissement des Parias dans l’Inde et l’absurdité de tant de croyances contraires à la raison et au témoignage de tous nos sens, on est affligé de voir jusqu’à quel point l’habitude de l’esclavage et les préjugés ont dégradé l’espèce humaine.