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Quelquefois les visionnaires croient entendre parler les personnages qu’ils se figurent, et ils ont avec eux une conversation suivie ; les Ouvrages des médecins sont remplis de faits de ce genre.

Bonnet cite, comme l’ayant souvent observé, son aïeul maternel, « vieillard », dit-il, « plein de santé, qui, indépendamment de toute impression du dehors, aperçoit de temps en temps devant lui des figures d’hommes, de femmes, d’oiseaux, de voitures, de bâtiments, etc. Il voit ces figures se donner différents mouvements, s’approcher, s’éloigner, fuir, diminuer et augmenter de grandeur, paraître, disparaître, reparaître. Il voit les bâtiments s’élever sous ses yeux, etc. Mais il ne prend point ses visions pour des réalités ; sa raison s’en amuse. Il ignore d’un moment à l’autre quelle vision va s’offrir à lui. Son cerveau est un théâtre qui exécute des scènes d’autant plus surprenantes pour le spectateur, qu’il ne les a point prévues. » En lisant l’histoire de Jeanne d’Arc, on est forcé de reconnaître une visionnaire de bonne foi dans cette fille admirable, dont l’exaltation courageuse contribua si puissamment à délivrer la France de ses ennemis. Il est vraisemblable que plusieurs de ceux qui se sont annoncés comme ayant reçu leurs doctrines d’un être surnaturel étaient visionnaires ; ils ont d’autant mieux persuadé les autres, qu’ils étaient eux-mêmes persuadés. Les fraudes pieuses et les moyens violents, dont ensuite ils ont fait usage, leur ont paru justifiés par l’intention de propager ce qu’ils jugeaient être des vérités nécessaires aux hommes.

Un caractère particulier distingue des produits de l’imagination les traces rappelées par la mémoire et qui sont dues aux impressions des objets extérieurs. Il nous porte, comme par instinct, à reconnaître l’existence passée de ces objets, dans l’ordre que la mémoire nous présente. Les expériences que nous faisons à chaque instant de la vérité des conséquences que nous en tirons pour nous conduire fortifient ce penchant. Quel est le mécanisme qui dans cette opération du sensorium détermine notre jugement ? Nous l’ignorons, et nous ne pouvons en observer que les effets. En vertu de ce mécanisme, les traces de la mémoire, quoique faibles, nous font apprécier leur intensité primitive,