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l’île inconnue.

plus juste des procédés de la nature. Je m’étais imaginé qu’un grand coup de fortune devait produire chez la créature une explosion de joie et j’avais toujours désiré en être témoin. Un jour même, j’étais allée acheter des croissants chez un boulanger de la rue Saint-Honoré, pour voir la physionomie du garçon qui venait de gagner un lot de deux cent cinquante mille francs. Je m’attendais à la trouver transfigurée. Mon espoir bête avait été déçu. Elle ne rayonnait pas du tout. Je viens d’être plus désappointée encore. Mes amis de Saint-Olaf n’ont pas l’air de se rendre compte qu’ils ont passé de la médiocrité à la richesse. Il faut croire que la conscience d’un changement heureux ou malheureux n’arrive à l’âme que peu à peu… et cela sans doute, afin que ses effets soient amortis. Je suis persuadée, du reste, que nous exagérons toujours, non seulement, le bonheur et le malheur d’autrui, mais le nôtre même.

Hier matin jeudi, Edith et moi devions aller à Londres par le même train que Rodney. En conséquence, nous étions descendues au déjeuner toute chapeautées. Le courrier arriva très en retard, vers la fin de notre repas seulement et il n’apporta que les journaux et une lettre pour madame Baring, — une lettre oblongue cachetée de cire. Elle la tourna, la retourna, comme si elle ne connaissait pas l’écriture de son correspondant. Subissant inconsciemment l’attraction que le récepteur d’une missive exerce toujours, j’observai mon hôtesse. Je vis son visage pâlir, ses doigts trembler fortement, puis son regard aller de l’un à l’autre de ses enfants avec une indéfinissable expression.