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VOLTAIRE.

ment. En dehors du goût noble et pur de nos chefs-d’œuvre, il y a du génie sans doute, mais du génie brut et barbare. Shakespeare a « des morceaux grands et terribles », mais des « idées bizarres et gigantesques », « pas la moindre étincelle de goût », ni « la moindre connaissance de règles ». La Bible est le produit d’un peuple ignorant et grossier. Il juge Hamlet ou les prophètes exactement comme les extraits de la littérature chinoise que donne le Père du Halde. Il a de la joie à regarder des échantillons singuliers de l’esprit humain. Ils l’intéressent, et il s’en moque. Il y trouve des traces de raison et de poésie qui l’enchantent, des extravagances et des grossièretés qui le dégoûtent. Il lui prend envie de faire connaître au public des beautés neuves ; il les décrasse, les polit, les ajuste au bon goût et à la raison, et se réjouit d’en avoir fait des beautés présentables, décentes, décolorées, exsangues.

Il a d’ailleurs sa personnalité fine et nuancée, perceptible pour le lettré qui distingue les goûts et les styles par des quarts de ton. Il a un faible pour les grâces voluptueuses et la bouffonnerie élégante de l’Arioste : un peu d’italianisme égaie chez lui la nudité de la raison française. Il a un faible aussi pour l’humour caustique de Swift : il corse son vin de France léger et mousseux d’un peu de cette saveur âpre de gin. Il admire le dessin harmonieux de Raphaël ; mais il achète des Titien et des Téniers. Il est sensible à l’énergie du style des poètes anglais, « imitateurs des poètes hébreux », et aux figures hardies des Orientaux : il voudrait en colorer, en