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LA JEUNESSE DE VOLTAIRE.

porter jusqu’à ses générosités au compte de ses obligés comme des créances remboursables en services. Il a le goût de la vie confortable, des beaux meubles, des bijoux, un luxe de parvenu. Au mépris des petites gens et des juifs qui est le préjugé de toutes les classes, il joint des préjugés de gentilhomme, le dédain des gens qui vivent de leur plume. Mais il n’a pas le ressort de l’honneur : ce n’est pas pour lui, c’est pour le monde qu’il veut se battre en duel. Il lui sera possible de vivre sans être vengé. Dégainer est un geste dont son bras de bourgeois n’a pas l’habitude, et dont son esprit de philosophe ne sent pas l’élégance. Il n’a pas l’insouciance de l’argent. Il a du faste par vanité et de l’économie par hérédité. Il n’entendra jamais rien au noble art de se laisser voler ; avec des airs de seigneur, il marchande en bourgeois. Il est enfin homme de lettres, hargneux comme Vadius et Trissotin, plus prêt toujours à verser l’injure avec la plume que le sang avec l’épée, et tout pareil en son acre humeur aux pauvres diables de folliculaires qu’il méprise : indiscret comme un journaliste moderne et se donnant un droit illimité sur la vie, la dignité, l’honneur et la réputation d’autrui. Bref, sa conscience n’est pas moulée sur un type défini. Aucune classe ne reconnaît en lui sa forme héréditaire d’esprit et de mœurs. Il les mêle toutes : de là la disposition qu’elles ont toutes à lui refuser la considération.

Pis encore : il ne se contente pas d’amalgamer dans sa conscience toutes les consciences de son temps ; il les réforme ou les critique. Il est libertin et philosophe. Et rien ne rend sa moralité plus sus-