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LE GOÛT DE VOLTAIRE.

quelle bousculade des préjugés et des habitudes ! Il défend et peut-être sauve le vers que La Motte veut chasser du théâtre et même de l’ode : mais dans Brutus, les tirades républicaines, le décor de la maison des consuls avec le Capitole au fond, les sénateurs en toge rouge rangés en demi-cercle autour de l’autel de Mars, sur une scène qui ne connaissait encore que l’habit à la romaine tiré des bas-reliefs de la Colonne Trajane, — le spectre d’Ériphyle, renouvelé d’Hamlet; le premier fantôme qui se soit offert à Messieurs du Parterre depuis la fondation de la Comédie-Française, — le jaloux Orosmane tuant la tendre Zaïre, transposition gracieuse d’Othello, du Shakespeare en biscuit, et puis les noms de Lusignan, Châtillon et Montmorency, une évocation brillante de chevalerie parmi la turquerie, l’histoire de France portée sur le théâtre comme l’histoire anglaise l’était dans Henri V et dans Richard III, — de nouveau dans la malheureuse Adélaïde, les noms français, les noms populaires de Duguesclin, Vendôme et Coucy, et des familiarités surprenantes, un prince du sang avec le bras en écharpe, un brusque coup de canon qui remplace la phrase polie d’un messager de malheur, — encore l’énergie républicaine dans la Mort de César, et cette fin shakespearienne, Marc-Antoine haranguant le peuple, un peuple qui parle, applaudit ou proteste, des licteurs apportant le corps de César sous sa robe sanglante, Marc-Antoine descendant de la tribune pour aller s’agenouiller auprès du corps : qui donc en ces années 1730 caressa de façon plus neuve les sens et l’esprit de la société française ?