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la poésie romantique.

— le patriotisme, par un chauvinisme de méchant aloi, par l’exploitation fastidieuse de la gloire napoléonienne, avilie, vulgarisée, réduite aux puériles légendes de la redingote grise et du petit caporal ; — l’amour, par une sentimentalité frelatée, un mélange de grivoiserie et d’attendrissement qui exclut à la fois l’intensité de la passion sensuelle et la hauteur du sentiment moral ; — la morale, par une étroite et basse conception de la vie, mesquine dans la vertu, mesquine dans la jouissance, bien aménagée en un confortable égoïsme sans excès et sans danger. Il n’a guère regardé la nature : classique encore en cela que l’homme seul l’intéresse ; classique de décadence en cela qu’il n’a qu’une psychologie de surface et de convention.

En un mot, la mesure de Béranger, c’est cette moyenne assez vulgaire de l’esprit français qu’on appelle l’esprit bourgeois : esprit positif, jouisseur, gausseur. Il exprimait de son mieux les idées du bourgeois de son temps : de là son succès.

[Cependant il y a quelque chose de plus relevé dans ce succès. La chanson de Béranger donna une voix à tous les sentiments populaires que froissait la Restauration. Sa grêle poésie s’élargissait, se chargeait, s’échauffait de tous les regrets, de toutes les rancunes, de tous les espoirs de la France de la Révolution, libérale ou bonapartiste, alors vaincue et luttant énergiquement contre ses vainqueurs. Il ne faut pas séparer les chansons de Béranger du public qui les chantait, pour les comprendre.[1]] Après 1830, le grand souffle de pitié sociale qui traversa la littérature, le toucha comme les autres : et il écrivit quelques chansons de sympathie presque révoltée, en faveur des gueux, des misérables, de tous ceux qu’opprime la lourde machine des institutions. Le peuple n’avait pas attendu ce moment pour adopter le chansonnier : le peuple vibrait alors à l’unisson du bourgeois. Et puis la forme de Béranger est admirablement populaire.

Pas d’images curieuses ou originales ; pas de style savant et artiste ; le jargon pâteux, incolore, banal de tout le monde : le style de Scribe, pour tout dire.

Mais des rythmes de chanson, très habilement choisis en vérité : des rythmes nets, vifs, qui saisissent l’oreille, que le vers impose presque à la simple lecture, par sa coupe précise et arrêtée.

Et surtout de l’action, toujours de l’action. La chanson de Béranger est récit ou drame ; et chaque couplet met en lumière un des moments principaux de l’action. Par la structure de ses chansons, Béranger est artiste, comme Scribe par la structure de ses

  1. Paul Adam, dans son roman l’Enfant d’Austerlitz, a bien mis en lumière cette signification historique et cette valeur sociale des chansons de Béranger. (11e éd.)