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la poésie romantique.

sensé[1], le plus ou le seul homme du monde qu’il y ait parmi nos romantiques, saisissant mieux qu’aucun autre la grâce spéciale ou l’agrément de la vie de salon : très séduisant par ce mélange d’émotion frémissante et d’exquise ironie, par son rayonnement de jeunesse surtout ; car il faut songer qu’à trente ans, presque tout son œuvre était achevé.

Sa poésie est une causerie charmante où vibre toute son âme ; tout s’y mêle, tristesse et rire, sentiments intimes et impressions du dehors ; par un aisé passage et d’indéfinissables nuances, elle hausse, baisse, change le ton[2]. Des « mots de tous les jours » notent délicatement d’originales émotions ; au hasard de la causerie sortent spontanément des profondeurs de l’âme toutes sortes d’images des choses, fraîches et comme encore parfumées de réalité : une physionomie d’homme, une scène de la vie, un aspect de la nature, mille formes apparaissent ainsi, en pleine lumière, sobrement indiquées, d’un trait à la fois large et précis. La sensibilité du poète y répand une teinte délicate qui, sans en altérer la vérité, les enrichit d’une puissante séduction[3].

L’artiste n’est pas impeccable : aux impuissances naturelles de son talent, Musset ajouta les dédains de son dandysme. Rimés négligées, insuffisantes, à-peu-près de style, impropriétés, incorrections, obscurités et parfois non-sens, rhétorique sincère, je le veux, chez un si jeune poète, mais enfin par trop copieuse[4], verve un peu courte et haletante : voilà quelques-unes des imperfections de Musset. Il se moque de la composition, et en effet il lui est à peu près impossible de composer une grande œuvre : au fond, le manque de composition se ramène à un défaut d’invention. Musset est exquis dans l’œuvre courte, libre, où sa fantaisie peut errer à l’aise, se reposant et repartant quand il lui plaît : le conte, l’épître (tournée en méditation, ou distribuée en strophes lyriques), voilà où il excelle. Nous verrons aussi qu’il a su faire un usage original et charmant de la forme dramatique.

Il y aurait trouvé même ses chefs-d’œuvre, si la grande souffrance de sa vie n’avait tiré de lui les Nuits : Musset est un grand poète dans l’élégie lyrique. Éliminant les faits, laissant l’histoire anecdotique du cœur, où s’étaient complu tous les élégiaques jusque-là, Musset fait apparaître dans son amour à lui les propriétés éternelles et l’immuable essence de l’amour. Voilant dans

  1. Il écrivait une très jolie prose, alerte, limpide, toute voisine du xviiie siècle. Voir ses Contes et Nouvelles.
  2. Une bonne fortune, Après une lecture, Soirée perdue, la Mi-Carême, etc.
  3. Notons aussi ses visions, rêvées et charmantes, d’une Grèce antique, aimable et lumineuse.
  4. Cf. Rolla, mélange de rhétorique juvénile et d’amertume byronienne, qui produit parfois une impression profonde.