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l’époque romantique.

à la fois le public et les vanités rivales. Il multipliait sa pensée par une invention verbale à l’aide de laquelle son immense personnalité occupait toutes les avenues de la littérature.

Entre l’élégie de Lamartine et la philosophie de Vigny, dès qu’il fut décidé à être romantique, il fit éclater le propre et sensible caractère du romantisme français : c’était de faire de la poésie une forme, et la peinture des formes. Il emplit ses vers de sensations, et ses vers mômes, colorés et sonores, furent des sensations. Malgré la prétention annoncée déjà de rétablir la vérité dans l’art, Hugo rêva d’abord plutôt qu’il ne vit, et de fragments d’images ajustés, complétés, agrandis par sa fantaisie, il construisit un monde (1829) ; il fit un Orient prestigieux, n’ayant vu que l’Espagne en son enfance[1]. Mais il utilisait, comme il fit toujours, l’actualité : actualité littéraire du romancero, actualité politique de la guerre de l’indépendance grecque. D’inspiration personnelle, de sentiment original et profond, il n’y en a guère plus dans ces étincelantes Orientales que dans les Odes : l’intensité des images, la puissance des rythmes firent, avec raison, le succès du livre. Dans une dernière pièce l’auteur dénonçait lui-même la fantaisie créatrice de sa poésie, il disait adieu à son beau rêve d’Asie, et remisait pour ainsi dire tout le bibelot oriental qu’il avait déballé : il annonçait une poésie plus intime et plus personnelle. Novembre était déjà une Feuille d’automne.

Les Feuilles d’automne (1831) contiennent les pièces qui correspondent peut-être le mieux à la sensibilité intime du poète : c’est la sensibilité d’une nature saine et solide, très suffisamment satisfaite par la vie bourgeoise et domestique. Point de mélancolies maladives, point de passions orageuses, point d’inquiétudes douloureuses. Le poète parle avec effusion, avec amour des enfants : ils sont le pivot de sa conception sentimentale de la famille. Il parle avec attendrissement de son père, et de lui-même. Souvent l’émotion, très douce, s’atténue au point que la poésie retournerait au ton de l’épître classique, n’étaient l’ampleur sonore des vers et la splendeur rayonnante des images. Visiblement, le sentiment, dans cette âme robustement équilibrée, n’est pas une source suffisante de poésie ; et son débit ne suffit pas à emplir les formes que prépare incessamment l’imagination. Le poète se laisse aller à causer, là où le sentiment ne l’emporte pas, et ainsi se fait le passage, indiqué déjà dans les Feuilles d’automne, vers un lyrisme moins subjectif et plus universel. Il va se faire écho : il

  1. Plusieurs des Orientales ne sont au reste que des Espagnoles : une même est une Espagnole de Paris (Fantômes).