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littérature héroïque et chevaleresque.

son humeur, ses vertus, ses faiblesses, ses saillies : mais en se peignant, il a peint l’homme, ou du moins l’homme du xiiie siècle, en un de ses plus aimables exemplaires.

S’étant croisé en 1248, il avait rencontré saint Louis à Chypre : la droiture, la vivacité, la gaieté de ce chevalier de vingt-quatre ans avaient séduit le roi, aux côtés de qui il resta pendant les six années de cette croisade de misère. De retour en France, il était venu fréquemment à Paris, toujours bien accueilli de Louis IX, qui lui montrait une amicale confiance. La commission ecclésiastique qui fit l’enquête avant la canonisation l’entendit pendant deux jours : et quand la reine Jeanne de Navarre, femme de Philippe IV, voulut connaître par un récit fidèle la vie du saint roi, elle s’adressa à son sénéchal de Champagne, qui rechercha dans sa mémoire d’octogénaire des souvenirs tout frais encore, bien que les plus anciens remontassent à plus de cinquante années[1]. Le temps avait un peu brouillé dans son esprit la chronologie : et le dessin des opérations militaires lui apparaît un peu confusément. Mais on peut douter qu’il les ait jamais bien conçues, et ce ne sont pas les secrets de la stratégie ni des conseils qui font l’intérêt de son livre.

Tel qu’il est, dans ses deux parues mal équilibrées et fort inégales, l’une consacrée aux vertus, et l’autre aux « chevaleries » de saint Louis, dans son abondance désordonnée, avec son incohérence, ses redites et ses digressions, ce livre de bonne foi tire sa force de séduction des deux figures qui l’emplissent et s’y opposent : celle du roi et celle du sénéchal de Champagne.

Saint Louis a trop souvent dans les histoires, et même chez Voltaire, l’angélique et fade pureté d’une image de piété : chez Joinville, il est saint, autant et plus qu’ailleurs : mais il est homme, et vivant. Le voilà, avec ces vertus qui, en ce temps-là même, et jusque chez les infidèles, le firent plus fort que tous les talents et toutes les victoires : la piété d’un moine, le courage d’un soldat, mais surtout l’abnégation, la perpétuelle immolation du « moi », la charité fervente et la justice sévère. Toutes ces vertus, Joinville nous les fait voir et toucher, il nous les montre en action, dans les faits particuliers : saint Louis jugeant à Vincennes ou dans son jardin du palais, ou bien punissant six bourgeois de Paris qui, pour s’être arrêtés à mander des fruits dans une île, avaient retardé et mis en péril toute la flotte ; saint Louis prisonnier des Sarrasins, qu’il domine par sa sérénité ; saint Louis refusant de quitter sa nef à demi bridée, pour partager le sort de ses gens ; saint Louis portant les cadavres de ses soldats, « sans se boucher

  1. Selon M. G. Paris, Joinville utilisa, en 1305, des mémoires personnels qu’il avait rédigés peu après 1272 ; voilà pourquoi il parle tant de lui dans une vie du saint roi.