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la poésie romantique.

primer, il créa (à peu près en même temps qu’Émile Deschamps) la forme du Poème ; et, classant ses Poèmes, il fit un livre mystique, un livre antique (Biblique, Homérique), un livre moderne : ne voit-on pas là le modèle et l’esquisse d’une Légende des siècles ? Et ainsi, dans le chef-d’œuvre où il se renouvela, Hugo reprenait les traces de Vigny.

Chaque poème est né d’une image : un livre qu’on publie, c’est une bouteille jetée à la mer. L’image se développe, s’assimile tous les éléments qui peuvent la compléter, s’organise, devient une réalité vivante, qui reste le symbole d’une pensée profonde. La composition est sévère, de proportions très calculées, de coupe et déstructuré soigneusement étudiées ; le développement est d’une sobriété puissante : les images, choisies, précises, fortes, sortent en pleine lumière ; Vigny a l’expression pittoresque, qui dessine de vastes paysages avec ampleur et netteté : voyez-le nous mener au haut d’une montagne d’où

Les grands pays muets longuement s’étendront.

Ce n’est qu’un trait : voulez-vous le tableau ? Lisez l’admirable début de Moïse, toute la Terre Promise vue du Nébo. Cela est d’un éclat sobre, dont nulle orgie de couleurs n’égalerait l’impression.

Vigny n’avait pas précisément le génie de l’écrivain. La rareté même de sa production poétique suffirait à nous mettre en défiance sur la richesse de son invention verbale. Où il est médiocre, il rappelle Delille. Il a l’expression maigre, un peu terne, fibreuse, si je puis dire, plutôt que nerveuse, ou fâcheusement élégante, partout où la pensée et le sentiment ne sont pas de premier ordre. Mais que la pensée soit haute, le sentiment puissant, l’expression s’enlève, acquiert une plénitude, une beauté incomparables. On peut dire que chez Vigny le penseur crée à chaque instant l’écrivain.


4. VICTOR HUGO AVANT 1850.


Lamartine ne daignait, Vigny ne pouvait faire un chef d’école. Hugo[1] avait, pour ce rôle, puissance et volonté. Il avait l’orgueil adroit, l’art d’imposer son génie, de le présenter en beau jour. Moins sensible que Lamartine, moins penseur que Vigny, il avait la fécondité, le labeur acharné, la création incessante qui écrasait

  1. Pour la biographie et bibliographie, cf. p. 1051.