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l’époque romantique.

qu’il voyait dans l’obéissance passive. Le soldat obéit à un commandement venu d’en haut, qui peut être absurde, inique, cruel, qu’il peut ne pas comprendre : il obtéit, il tue, ou se fuit tuer, sans rien dire. Toute sa vie est résignation et abnégation. Un commandement pareil pèse sur nous : l’honneur est de se taire, et de subir :

Fais énergiquement ta longue et lourde tâche,

Puis après

…Souffre et meurs sans parler[1].

L’honneur du soldat est le type de la noblesse morale : il enseigne à agir pour une idée, qui nous dépasse, pour un bien qui n’est pas le nôtre. Il dresse toutes les fières vertus, toutes les hautes croyances, dans le vide.

Vigny a observé souvent la naïveté, la candeur, la tendresse, le dévouement de ces âmes rudes que broie la discipline. Il y retrouvait un autre principe directeur et consolateur, qu’il énonçait dès ses premiers essais : l’amour, ayant pour essence la pitié, pour effet le sacrifice. La nature n’a pas besoin d’amour ; elle est insensible : ce qui passe et ce qui pleure a besoin d’amour.

Aimez ce que jamais on ne verra deux fois…
J’aime la majesté des souffrances humaines[2].

Ainsi un obscur soldat promène à travers tous les champs de bataille de l’empire une pauvre folle dont il a fusillé le mari ; il se dévoue par pitié à celle que par devoir il a désespérée. Ainsi Eloa aime Satan, l’innocence se dévoue au péché, parce que, comme dit M. Faguet, « pour l’innocence le péché n’est que le plus grand des malheurs ». L’homme est plus grand que Dieu, car l’homme, au moins, peut se donner et mourir pour ce qu’il aime.

Un stoïcisme actif et tendre, voilà en somme où aboutit le pessimisme de Vigny. Sur la fin, il arriva à se dire que tout cet effort, toute cette bonté, toute cette pensée ne seraient pas en vain. Il croit au règne du pur esprit, et ce règne se prépare par l’écrit[3]. Il lègue, fier et rasséréné, son œuvre à l’attention de la postérité, au moment même où il va s’en aller en Dieu ou au néant. Il a écrit d’abord pour amuser l’ennui de sa prison, puis il a écrit pour illuminer l’humanité.

Voilà les pensées graves et profondes qui germèrent parfois en poèmes, dont une dizaine sont égaux à tous les chefs-d’œuvre[4]. Pour l’ex-

  1. Mort du loup. — Byron a suggéré ce symbole (Childe Harold, iv, 21.)
  2. Maison du Berger. Byron disait nu contraire : « J’ai pitié de loi, qui aimes ce qui doit périr. » (Lucifer, dans Caïn, ii, 2.)
  3. L’Esprit pur. La Bouteille à la mer est aussi un acte de foi aux idées
  4. Aux poèmes déjà mentionnés, ajouter la Colère de Samson.