Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/973

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
951
la poésie romantique.

De ces engourdissements exquis, de ces délicieuses lassitudes, de ces soupirs suaves, on peut faire un chef-d’œuvre : est-il possible de le recommencer ? Ce fut la question qui se posa pour Lamartine. Il berça ses douleurs encore et murmura ses torpeurs dans quelques Nouvelles Méditations, et puis dans quelques Harmonies : mais il sentit lui-même le besoin de trouver autre chose : si peu de corps ou d’idée qu’il fallût à son sentiment, il en fallait pourtant. Il s’arrêta au problème imprécis par excellence : qu’est-ce que l’homme ? L’amour l’y mena : c’est dans l’amour qu’il sent l’homme éphémère, par le sujet et par l’objet. Mort, immortalité, Providence, optimisme universel, louanges de Dieu, spiritualisme platonicien et christianisme diffus : voilà dès les Premières Méditations les notions et les tendances qui fournissent la molle et vaste charpente de plusieurs poèmes. Lamartine ne voit guère le mal dans l’ordre naturel :

Tout est bien, tout est bon, tout est grand à sa place[1].

La nature donc n’a rien qui le blesse : elle « est là qui l’invite et qui l’aime ». C’est qu’il y voit l’image de la Providence. De cette religiosité, et du commentaire éperdument confiant de la parole. Cœli enarrant Dei gloriam, il remplira ses Harmonies.

Par là il s’achemina vers la poésie philosophique ; il y fut poussé par une influence générale qui porta tous les nobles esprits de ce temps à souffrir, à espérer, à vivre enfin pour l’humanité tout entière : un large courant d’amour social se répandit après 1830 dans la littérature. Puis Lamartine sentit le besoin d’objectiver son sentiment : du lyrisme personnel il tâcha de passer à l’épopée symbolique, où les émotions d’ordre universel se dépouillent des expressions trop directement subjectives de l’élégie ou de l’ode, et s’élargissent en s’apaisant. Vigny lui avait montré la voie : il s’y engagea[2] hardiment, et fit Jocelyn et la Chute d’un ange. Ce sont comme deux fragments, le terme et le début, d’une immense épopée spiritualiste sur la destinée humaine ; la huitième vision de la Chute d’un ange nous explique la conception du poète : l’homme fait sa destinée, monte ou descend par son propre mérite, supprime le mal en s’élevant à Dieu, raison de l’être, et terme de l’aspiration de toute créature.

La Chute d’un ange offre bien des longueurs ; Jocelyn aussi, mais elles y sont rachetées par de grandes beautés. L’idée, c’est cette

  1. 2e Méd.
  2. Il s’y était essayé dans la Mort de Socrate (1823), récit platonicien, parfois incohérent, souvent admirable, et dans le Dernier Chant de Childe-Barold (1825), où il a tiré le héros révolté de Byron vers sa propre ressemblance.