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le mouvement romantique.

extérieur dont nous portons en nous l’image ; les autres ne sont pas (directement du moins et facilement) représentatives, comme certaines sensations musculaires, et, pour la plupart des hommes, les sensations d’odorat et de goût : ces dernières, les romantiques en abandonneront l’expression à leurs successeurs, et ils se contenteront des premières. Ils s’attacheront à rendre leurs affections intimes et leurs impressions de la nature : leur lyrisme sera sentimental et pittoresque.

Mais si nous nous intéressons aux émotions qui ne sont pas les nôtres, c’est que nous sommes hommes, et le poète est homme : nous avons en commun avec lui la nature et la source des émotions. La qualité seule, l’intensité, les formes accidentelles et causes occasionnelles sont à lui. « Les passions de l’âme et les affections du cœur, disait Hegel, ne sont matière de pensée poétique que dans ce qu’elles ont de général, de solide, et d’éternel. » Aussi le grand, le puissant lyrisme n’est-il pas celui par où le poète se distingue de tout le monde, mais celui qui en fait le représentant de l’humanité. Le lyrisme qui nous prend, est celui où transparaît sans cesse l’universel : il trouve au fond des tristesses et des désirs de l’individu, il aperçoit à travers les formes multiples de la nature, il pose et poursuit partout les problèmes de l’être et de la destinée. Que sommes-nous ? où allons-nous ? Dans tous les accidents du sentiment, dans l’amour par exemple, le poète aperçoit les conditions de l’être éphémère et borné. Sous le perpétuel écoulement de notre vie phénoménale, qu’est-ce que ce moi qui se dérobe ? Et la mort, qui arrête cet écoulement, est-ce une fin, un arrêt, un passage ? Qu’y a-t-il au delà ? Enfin la cause ? la cause de ce moi que je suis, la cause de cet univers que je reflète en moi ? si je suis capable de création lyrique, je la cherche dans tous les battements de mon cœur, dans tous les aspects de la nature. Le romantisme (et c’est là sa grandeur) est tout traversé de frissons métaphysiques [1] : de là le caractère éminent de son lyrisme, qui, dans l’expansion sentimentale, et dans les tableaux pittoresques, nous propose des méditations ou des symboles de l’universel ou de l’inconnaissable.

Entre ces émotions particulières de l’individu et ces conditions essentielles de l’humanité, qui, réunies, forment l’objet du lyrisme

  1. La religion, jadis, drainait, canalisait dans la vie individuelle et dans le domaine littéraire, l’émotion et la pensée métaphysiques : quand, par le progrès de la philosophie, elle a cessé de faire son office pour les classes supérieures de la nation, alors tous les sentiments qu’elle enfermait dans certains actes de la vie et certains genres de littérature, ont inondé toute la vie et toute la littérature. Le classique s’inquiète de sa destinée à l’église, ou bien en lisant ou faisant un sermon ; le romantique mêle cette inquiétude dans tous ses actes (d’où il perd vite la faculté d’agir), et ne peut exprimer aucune pensée qui ne la contienne (d’où la pente rapide vers le lyrisme).