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l’époque romantique.

se relevant aussitôt, il lança ses admirables Paroles d’un croyant, qui firent une sensation profonde. C’était un livre apocalyptique, écrit en versets, tour à tour violent et tendre, sombre et serein, où nulle doctrine positive ne se formulait, mais où éclataient toutes les tendances démocratiques et socialistes de l’esprit évangélique, une charité passionnée, douloureuse, révoltée contre l’État et l’Église oppresseurs des faibles.

Lamennais est un grand poète [1] : il est peintre et prophète ; tous ses écrits sont éclairés de paysages sobrement, puissamment décrits, avec un frémissement étrange de vie et de sensation. Lamennais, avant Hugo, et avec une profondeur de pensée, une flamme de passion, où Hugo n’a pas atteint, a été un étonnant visionnaire [2], un grandiose créateur de symboles, de formes tantôt pathétiques et tantôt fantastiques, qui donnent une force incroyable de pénétration à l’idée abstraite qu’elles revêtent.

P.-J. Proudhon [3] traversa le catholicisme : il en sortit vite. Il subit plus profondément l’influence de Rousseau et, semble-t-il, celle de Hegel. Je ne sais s’il étudia directement l’œuvre du philosophe allemand : du moins lui doit-il sa méthode. Dans tout sujet, Proudhon pose la thèse et l’antithèse, et cherche la synthèse. Thèse, communauté ; antithèse, propriété : la synthèse se fera en retenant les éléments utiles de la thèse et de l’antithèse, par la doctrine de l’auteur. Pareillement, thèse, liberté ; antithèse, autorité ; synthèse, fédération. Ainsi procède Proudhon, faisant une œuvre qui avait chance de déplaire à tous les partis parce qu’il conservait quelque chose de toutes les doctrines : logicien vigoureux, écrivain passionné et parfois déclamatoire, théoricien réputé inconsistant, encore que sur les choses essentielles il ait suivi une direction assez constante.

  1. On aura une idée de son tour d’imagination par ce seul passage : « Les Bourbons reviennent, ils reparaissent au milieu d’un peuple nouveau, entourés des solennelles antiquailles de l’ancien régime, de prélats anti-concordataires pleins des idées serviles d’autrefois, ennemis de tout ce que n’avait pas vu leur jeunesse, tiers de n’avoir rien appris depuis quarante ans ; de vieux abbés dont l’ambition moisie dans l’exil infectait les antichambres du château ; de valets aux genoux d’autres valets : tout cela se remuait et fourmillait à la cour des fils de Louis XIV, comme des vers dans un cadavre. » (XII. 262.)
  2. Des maux de l’Église, Épilogue (XII, 269).
  3. Biographie : Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865), né à Besançon, collabore a une Encyclopédie catholique et fait un mémoire sur la célébration du dimanche. Il écrit en 1840 le mémoire sur la Propriété, pour répondre à une question de l’Académie de Besançon. Il donne ensuite son Système des contradictions économiques (1846). Il fonde de 1858 à 1850 quatre journaux : le Représentant du Peuple, le Peuple, la Voix du peuple et de nouveau le Peuple. Il fut député de la Seine en 1848. La Banque du Peuple, créée en 1849, échoua. — Éditions : Œuvres complètes, Librairie Internationale, 33 vol. in-18. 1868-1876 ; Correspondance. 14 vol. in-18, 1875. — À consulter : Droz, P.-J. Proudhon, 1909.