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polémistes et orateurs.

Tandis qu’à la Chambre on discute sur les lois, au village on s’échauffe sur l’application des lois ; et voilà la matière des pamphlets de Courier, aussi mesquins en leur sens que les tracasseries mêmes auxquelles ils doivent leur naissance. Un paysan qui a envoyé promener son maire, un curé qui empêche ses paroissiens de danser, une souscription qu’on organise, un procès de presse sont les sujets dont Courier s’empare pour faire une guerre à mort à la monarchie légitime.

Tout cela serait oublié, comme les passions de ce temps-là, si ce bourgeois n’était un fin écrivain. Il était nourri de nos meilleurs classiques, et du xvie siècle. Il a dérobé à La Bruyère son art d’aiguiser l’épigramme, à Pascal l’ironie mordante et légère. Aux vieux conteurs, il a pris la narration aisée, lumineuse, teinte d’un comique délicieux. Du fond de la Calabre, entre deux combats, il s’amusait à refaire un conte de la Reine de Navarre [1], et il en faisait un bijou : dans ses pamphlets il sème à chaque page les récits exquis et les dialogues plaisants. On le lira, comme on lit l’Heptaméron ou les Joyeux devis, sans y chercher un sens plus grave, et cela suffira pour le faire lire.

Il y a même dans la netteté lumineuse de son style quelque chose qui n’est pas français, qui donne l’impression de la grâce grecque : tel conte des gendarmes venant arrêter des paysans fait songer à Lysias [2]. Et en effet notre voltairien est un helléniste de première force. Pendant ses campagnes, il a porté son Homère dans sa poche ; dans ses loisirs de garnison, il traduisait Xénophon [3]. Dès son arrivée en Italie, les bibliothèques, les musées, les ruines, les marbres, l’ont enivré ; les pillages des soldats, les mutilations d’œuvres d’art lui percent l’âme : c’est un Grec parmi les barbares. Dès qu’il a quitté le service, il s’enferme à la bibliothèque de Florence [4] pour copier un passage inédit d’un roman grec, de ce Daphnis et Chloé, dont il a fait une traduction en français archaïque d’une naïveté un peu laborieuse.

Courier est le dernier et authentique représentant de l’art classique chez nous, le dernier des écrivains qui se rattachent au mouvement déterminé par les travaux de l’Académie des Inscriptions : il a droit d’être nommé après André Chénier. Car, dans ces grogneries de bourgeois libéral, il y a des coins délicieux d’idylle, des coins de poésie rustique à la façon de certaines scènes d’Aristophane. À travers une gazette de village, toute pleine de médi-

  1. Lettre du 1er nov. 1807 à Mme Pigalle ; cf. Héptaméron, nouvelle 34.
  2. Pétition aux deux Chambres.
  3. Du commandant de la cavalerie, et de l’Equitation.
  4. C’est alors qu’il fit sur le manuscrit de Lougus la fameuse tache d’encre, qui donna lieu à tant de débats.