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la littérature pendant la révolution et l'empire.

les formes que la nature et l’homme ont offertes à ses yeux, il a tout su voir et tout su rendre. Avec quelle exactitude, je ne puis le dire : il faut regarder ses tableaux pour le sentir. Je ne puis que rappeler ici les canards sauvages, le cou tendu et l’aile sifflante, s’abattant tout d’un coup sur quelque étang, lorsque la vapeur du soir enveloppe la vallée — le jour bleuâtre et velouté de la lune descendant dans les intervalles des arbres, et ce gémissement de la hulotte qui avec la chute de quelques feuilles ou le passage d’un vent subit remplit seul le silence nocturne — les premiers reflets du jour glaçant de rose les ailes noires et lustrées des corbeaux de l’Acropole — ces Arabes accroupis autour d’un feu dont les reflets colorent leurs visages, tandis que quelques têtes de chameaux s’avançaient au-dessus de la troupe et se dessinaient dans l’ombre[1]. A vrai dire, ces choses-là ne sont presque plus de la littérature : on en est enchanté dans la mesure justement où l’on est sensible à la peinture.


6. L’INFLUENCE DE CHATEAUBRIAND.


Il y a des parties mortes dans l’œuvre de Chateaubriand : ses idées philosophiques, son style empire, et — ce qu’il faut regretter — son romantisme classique, sa vision pittoresque de la civilisation grecque et romaine. On laissera tomber tout cela : et l’on ne prendra que les parties franchement modernes de son inspiration. De celles-ci coulera tout le romantisme, histoire et poésie.

Il a donné des leçons d’individualisme, dont nos romantiques s’inspireront; et à travers Byron, ce sera encore Chateaubriand qui leur reviendra. Le héros romantique, victime de la destinée sombre par état et désespéré, est sa création. Il y a même dans René un dilettante de la révolte et du crime qui se fait une volupté d’être seul contre toute la société : « Se sentir innocent et être condamné par la loi était dans la nature des idées de René une espèce de triomphe sur l’ordre social ». L’ennui, la mélancolie, tout le vague de l’âme de Chateaubriand, séparé de sa puissance pittoresque, formera le courant lamartinien[2]. A chaque instant, dans une lecture rapide, se notent les thèmes auxquels il ne manque que le vers de Lamartine. Et quand Chateaubriand écrit en vers, il semble remplir l’intervalle entre Fontanes ou Chênedollé

  1. Génie, I, v, 7 et 12 ; Itinéraire, I, éd. Garnier, p. 193 ; Martyrs, l, XIX (éd. G., p. 263), et Itinéraire, III.
  2. Dans René et les Natchez, l’inspiration de l’Isolement et en général des Méditations. La méditation de René voyageant, et la pièce de l'Homme, adressée à Byron. Jocelyn s’attache au Génie, p. IV, l. I, ch. 7, 8, 9, et l. III, ch. 2, et à René. Les Mémoires d’outre-tombe sont tout pleins de thèmes lamartiniens (I, 214 ; III, 207, etc.), mais vu la date de leur publication, il y a ici seulement harmonie, et non influence.