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chateaubriand.

il se sentit au-dessus de l’humanité. Son orgueil et son imagination l’emportèrent dans l’infini.

Que peut-il sortir de tout cela ? Une poignante sensation de vide, un long bâillement, un ennui sans mesure. Chateaubriand avait attaché toute sa vie à son moi. Il avait pris pour fin la sensation, et non faction. Il demandait la jouissance au rêve, et non à la réalité. Mais la sensation s’émousse ; il faut la renouveler sans cesse. Le rêve atteint en un moment, épuise aussitôt la jouissance : il dispose de l’infini, mais il faut qu’il crée incessamment des infinis nouveaux. Renonçant à réaliser dès qu’il avait rêvé, Chateaubriand retombait dans son néant, l’âme vide et désoccupée. L’éternelle adoration de son moi grandiose l’accablait à la longue : il n’y a que l’égoïsme actif qui soit un égoïsme content. L’égoïsme sensitif est triste. Chateaubriand passa dans la vie « chargé d’ennui », éternellement mélancolique, ne trouvant nulle part à fixer le vague, ou remplir le vide de son âme. Cette disposition devint une attitude ; il la reporte, dans ses Mémoires, à l’instant même de sa naissance : « Je n’avais vécu que quelques heures, et la pesanteur du temps était déjà marquée sur mon front ».

Pour amuser sa douleur, il se plut à s’en exagérer les causes : son orgueil ne voulait pas avoir de communes misères. Il développa fantastiquement les contretemps, les disgrâces de sa vie, les succès aussi et les prospérités : dans toute la première partie des Mémoires, une disposition artistique fait alterner la lumière et l’ombre, l’éclat du présent et la tristesse du passé. Il amplifie ses expériences de la fragilité des choses, des caprices de la fortune, de l’injustice des hommes ; il amplifie les effets et les retentissements de son génie. Il amplifiera même parfois ses passions, ses désirs, et il ne lui déplaira pas de paraître courbé sous un mystérieux remords. Il dramatise enfin toute son existence extérieure et intérieure sans pouvoir éteindre cette soif d’émotion qui le brûle. Et toujours la même plainte monte à ses lèvres, et toujours il recommence à « bâiller sa vie. »

À ce caractère était jointe une intelligence, en somme, distinguée. Il a eu de grandes prétentions au génie politique : si l’on doit en rabattre, il me paraît pourtant qu’il n’a pas été plus médiocre que bien des hommes d’État de la Restauration, dont le mérite politique est plus illustre parce qu’ils n’en avaient pas d’autre. Chateaubriand n’a pas mal compris la France et l’Europe de son temps. Il a écrit tel mémoire sur la question d’Orient qu’on citerait partout, s’il était d’un diplomate de carrière. Il a mieux jugé que la plupart des conseillers de Charles X la situation créée par la Révolution : nécessité de rassurer les acquéreurs de biens nationaux, impossibilité de supprimer la presse, et nécessité, si