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madame de staël.

elle recommande les sujets historiques ; elle goûte le mélange du lyrique au dramatique : « Le but de l’art n’est pas uniquement de nous apprendre si le héros est tué, ou s’il se marie ». Avec Shakespeare, à qui elle revient toujours, elle offre pour modèles Schiller et Gœthe dont elle étudie longuement les œuvres. On peut dire que ces chapitres de Mme  de Staël ont décidé de la forme et des intentions du drame romantique.

Elle secoue énergiquement le joug des règles. « Les uns déclarent que la langue a été fixée tel jour de tel mois, et que depuis ce moment l’introduction d’un mot nouveau serait une barbarie. D’autres affirment que les règles dramatiques ont été définitivement arrêtées dans telle année, et que le génie qui voudrait maintenant y changer quelque chose a tort de n’être pas né avant cette année sans appel, où l’on a terminé toutes les discussions littéraires passées, présentes et futures. Enfin dans la métaphysique surtout, l’on a décidé que depuis Condillac on ne peut faire un pas de plus sans s’égarer [1]. » Voici Cousin même introduit par ce dernier article. Ainsi révolte générale de l’individualité contre les règles qui la compriment et les formules qui la contrarient : nous sommes en pleine insurrection.

Le rêve de Mme  de Staël, c’est une littérature européenne, un concert où chaque nation apporterait sa note originale, un commerce aussi où chaque nation s’enrichirait de ce qu’elle ne saurait produire. Le passage est curieux, d’autant qu’il relie l’Allemagne à l’idée maîtresse de la Littérature :

« Les nations doivent se servir de guides les unes aux autres, et toutes auraient tort de se priver des lumières qu’elles peuvent mutuellement se prêter. Il y a quelque chose de très singulier dans la différence d’un peuple à un autre ; le climat, l’aspect de la nature, la langue, le gouvernement, enfin surtout les événements de l’histoire, puissance plus extraordinaire encore que toutes les autres, contribuent à ces diversités ; et nul homme, quelque supérieur qu’il soit, ne peut deviner ce qui se développe naturellement dans l’esprit de celui qui vit sur un autre sol et respire un autre air : on se trouve donc bien en tout pays d’accueillir les pensées étrangères ; car dans ce genre, l’hospitalité fait la fortune de celui qui la reçoit [2]. »

Le conseil était bon et pratique : nous nous en sommes aperçus plus d’une fois en ce siècle, nous autres Français. D’une façon générale, les grands courants de la littérature au xixe siècle ont été des courants européens.

  1. L. III, ch. vii.
  2. L. II, ch. xxxi.