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littérature héroïque et chevaleresque.

en son histoire : les pâles figures d’impératrices ou de princesses, qu’il nous fait entrevoir un moment, ne viennent que pour servir aux trafics de la politique ; leurs personnes sont des moyens qui procurent des alliances ou des fiefs. Elles sont toutes, en vertu de la valeur qu’elles représentent, « et bonnes et belles ».

La folie chevaleresque n’a pas touché Villehardouin : d’autres, dans l’armée, sont des héros de roman par la témérité. Lui, d’un courage égal, sans fantaisie comme sans défaillance, il met l’honneur à vaincre, non pas à se faire tuer, et il aime mieux être en force pour combattre l’ennemi. Il ne s’expose pas sans besoin, comme il ne se ménage pas au besoin : car, comme il ne s’emballe pas, il ne s’effare jamais. C’est l’homme des circonstances critiques, qu’on met à l’avant-garde ou à l’arrière-garde, et qui fera toujours tout son devoir. Un désastre, une retraite le mettent en valeur : il sauve les débris de l’armée chrétienne après la fatale journée d’Andrinople. Quand il faut agir de la tête autant que des bras, c’est son affaire. Avisé, bien « emparlé », il vaut dans le conseil plus encore que pour l’action : ambassadeur et orateur des croisés, conseiller intime des grands chefs et des empereurs, c’est un diplomate, un politique.

Et ce politique est un réaliste, qui ne se paie pas de chimères. Malgré son vœu, malgré la résistance d’une partie des croisés, malgré les menaces du pape Innocent III, il fut des premiers qui conçurent le projet de détourner l’expédition de la Terre-Sainte sur l’empire grec : il fut de ceux qui travaillèrent le plus obstinément, le plus adroitement à employer contre des chrétiens les armes prises contre les infidèles. Il avait vu ce qu’il y avait à gagner : un ample butin, de riches soldes, de bons fiefs. Ces considérations toutes-puissantes le mènent, et il ne conçoit pas qu’on ne s’y rende pas. Il ne se lasse pas d’énumérer dans son livre le gain, le rapport de chaque succès : chevaux, harnais, or ou argent, troupeaux, villes ou provinces ; il mentionne aussi scrupuleusement le produit d’une escarmouche que celui du sac de Constantinople. « Et moult fut grand le gain : et lors furent moult à l’aise et riches. » Voilà ce qui le touche, et qui légitime assez la conduite inattendue de la croisade.

Si peu chimérique et romanesque qu’il soit, Villehardouin est contemporain de Chrétien de Troyes : aussi a-t-il son grain d’imagination. Aucune grande pensée ne le mène, lui ni ceux qui vont à Constantinople : il n’y a pas trace en eux d’une conception universelle et désintéressée, le rétablissement de l’unité chrétienne par la soumission de l’empire grec à l’autorité du pape n’est qu’un prétexte pour fermer la bouche aux malveillants. Mais avec la cupidité, l’attrait de l’inconnu, du merveilleux les emporte :