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la littérature pendant la révolution et l’empire.

Elle a l’âme de Rousseau : mais par l’esprit elle est fille de Voltaire, fille du xviiie siècle raisonnable et mondain. La religion du siècle est sa religion : elle croit au progrès, à la perfectibilité nécessaire et indéfinie de l’humanité. Jamais elle ne doutera de la raison, ni ne la répudiera, comme Rousseau : et toute sa vie sera un exercice assidu de la raison qui est en elle, virile, ferme, vaste, curieuse, capable de toutes les vérités. Elle ne conçoit rien de plus beau que la faculté de former et de formuler des idées : il n’y a pas de supériorité qu’elle admire plus en autrui, et dont elle soit plus fière en elle. Aussi cette romanesque sentimentale est-elle une mondaine spirituelle et séduisante. Elle ne peut vivre qu’à Paris. Dès qu’elle est à Coppet, elle tâche d’y refaire son salon de Paris. Elle a la plus enivrante conversation, un jaillissement de pensée à la fois éblouissant et fort. Son admiration va naturellement à des « gens du monde », à Guibert, à Talleyrand, à Narbonne, à B. Constant, en qui elle aime un causeur digne de lui fournir la réplique. Si elle ne comprend pas tout à fait Napoléon, c’est qu’il est mal élevé, qu’il n’y a pas moyen de « causer » avec lui. Il glace, ou il assomme. Elle n’est pas faite pour la solitude, elle en a peur : elle ne pense bien que dans le monde, devant un auditoire ou contre un interlocuteur ; ses livres sont une perpétuelle causerie, la causerie d’un vaste et agile esprit, qui fait lever les idées avec une étonnante facilité. Elle a l’air de se moquer de d’Erfeuil, dans Corinne : mais il y a beaucoup d’elle encore dans ce Français qui ne saurait se passer de la société, et pour qui causer, c’est vivre.

Elle résume donc en elle les deux aspects de notre xviiie siècle ; elle y ajoute pourtant quelque chose. Elle est cosmopolite. Nos Français l’avaient été d’idées, de désir, en théorie : en fait, ils n’ont pas été capables de sortir d’eux-mêmes ; leur cosmopolitisme n’est qu’une prétention de réduire toute l’humanité à leur forme. Mais Mme  de Staël n’est pas Française en ce sens, et cela parce qu’elle n’est pas Française d’origine. Les Suisses, en contact avec la France, avec l’Italie, avec l’Allemagne, qui les conduit à l’Angleterre, semblent avoir des facilités et des aptitudes particulières pour comprendre les formes d’esprit de ces quatre nations : ils ont l’intelligence naturellement cosmopolite. C’est le trait commun des Suisses qui ont écrit en français : on doit excepter Jean-Jacques, nature trop intérieure ; mais voyez Mme  de Staël, Marc Monnier, M. Cherbuliez, M. Rod : ce sont des « esprits européens », comme disait la première. La vie poussa encore Mme  de Staël en ce sens : chassée de Paris, elle vit à Coppet, où son salon donne pour ainsi dire par trois portes sur la France, sur l’Italie et sur l’Allemagne, De