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l'éloquence politique.

apprenait, il avait besoin de le rendre ; il lui fallait dégorger toutes les idées qui encombraient son cerveau. Déjà dans une de ses précédentes prisons il avait fait un Essai sur le despotisme : à Vincennes, il écrivit d’éloquentes réflexions sur les prisons d’État et les lettres de cachet ; il écrivit surtout ses fameuses Lettres à Sophie, incroyable mélange de déclamations sincères et de renseignements exacts, où l’amour déborde parmi la philosophie, la politique, la morale, où tout Mirabeau se découvre, avec la grandeur et les bassesses de sa nature, avec sa violence de tempérament et son immoralité foncière, mais aussi avec ses généreuses aspirations, son information encyclopédique, et l’éclat de sa forme oratoire : c’est du Rousseau, si l’on veut, du Rousseau plus trouble, plus débraillé, plus tumultueux, et toutefois aussi plus raisonnable, plus avisé, plus pratique.

Libre, il voyage en Angleterre, en Prusse ; ses lettres à Chamfort, sa Monarchie prussienne nous témoignent de sa curiosité et de sa clairvoyance. Partout il porte sa netteté de conception et la vigueur de son éloquence : Beaumarchais en apprend quelque chose, lorsqu’ils représentent des intérêts opposés dans l’affaire des eaux de Paris. En quelques mois, sous la direction de Panchaud et de Clavière, Mirabeau s’était fait financier. Il avait servi, puis combattu Calonne. Il attaque Necker. La question financière était la grande question politique du temps : elle conduit Mirabeau, avec bien d’autres, à réclamer la convocation des États Généraux.

Il espérait y trouver sa place. La noblesse de Provence le repoussa ; il fut député du Tiers : son éloquence, déjà révélée par son procès en séparation, se déploya avec éclat dans tous les débats auxquels les élections donnèrent lieu. Il arriva à Paris précédé d’une réputation que justifièrent ses débuts : il fut bientôt reconnu pour le premier orateur de l’Assemblée. Mais dans cet orateur il y avait un homme d’État. Il guida admirablement le Tiers dans sa lutte contre les deux autres ordres, contre la cour et le roi. Mais dès qu’il voulut retenir la majorité, enrayer le mouvement révolutionnaire, la mésestime et la défiance qu’avait voilées un moment sa popularité, reparurent ; on l’accusa de trahison, de vénalité. Sa correspondance avec le comte de la Mark le justifie en partie : il reçut en effet une pension de la cour ; écrasé de dettes, ayant d’immenses besoins d’argent, il trouva le salut dans cette combinaison : c’était une indélicatesse, qu’avec son immoralité radicale il ne sentit pas. Mais il ne trahissait pas, il ne se vendait pas : car il se fit payer pour défendre ses propres opinions, qu’il eût défendues gratuitement, et quand même. Mais ceux qui le payaient ne croyaient pas en lui ; ceux qui l’écoutaient n’y croyaient plus : la cour perdit son argent.