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littérature héroïque et chevaleresque.

L’idée d’appliquer la poésie française au récit des faits historiques germa de divers côtés : surtout en Angleterre, où la présence d’une langue vaincue, vile et méprisée, comme le peuple qui la parlait, conférait au français un peu de cette noblesse qui chez nous appartenait seulement au latin. Le goût des compositions historiques semble avoir été très vif chez les rois anglo-normands et dans leur entourage : du xiie au xvie siècle, on les voit éclore en grande abondance. Ce sont tantôt de vastes chroniques, des sortes de poèmes cycliques, comme ce Roman de Brut, ou Geste des Bretons, et ce Roman de Rou, ou Geste des Normands, que rédigea non sans verve un chanoine de Bayeux, Wace (vers 1100-1175), et tantôt des histoires particulières ou des biographies, dont la plus remarquable est une vie anonyme de Guillaume le Maréchal, comte de Pembroke, qu’on a récemment retrouvée[1].

Mais cette œuvre nous conduit vers la fin du premier tiers du xiiie siècle ; à cette date, l’histoire en prose était née : le genre avait trouvé sa forme. Désormais toute œuvre qui appliquera le vers épique aux faits historiques sera un accident et comme un phénomène de rétrogradation dans l’évolution du genre. Des poèmes du xive siècle, comme le Combat des Trente et la Vie de Bertrand Du Gueselin, sont des faits stériles dans l’histoire littéraire, et des faits insignifiants, dès lors qu’ils ne sont pas des œuvres de génie.

L’histoire [2] trouva sa forme, semble-t-il, dans le nord de la France, en Picardie, en Flandre, à la veille ou aux premiers jours du xiiie siècle : des traductions de la chronique du faux Turpin, deux notamment où l’emploi de la prose est signalé par les auteurs comme une excellente nouveauté, et une compilation de l’histoire universelle faite pour ce même comte de Flandre. Baudouin VI, que Villehardouin va nous montrer élevé au trône de Constantinople, en sont les premiers monuments. Villehardouin profite de tout le travail qui s’est fait avant lui. Très proche encore des chansons de geste, il en a le ton, les formules, la couleur : mais, à l’exemple des traducteurs du faux Turpin, il allège le genre du poids inutile des rimes, simple embarras quand elles ne sont pas moyen d’art et forme de poésie ; d’autre part, suivant les premiers narrateurs des croisades, et plus rigoureux qu’eux encore, il saisit les événements avant toute déformation, tels que ses yeux, et non son imagination, les lui donnent : enfin, de la même épopée qui achevait en ce temps-là de dégénérer en roman, il dégage définitivement l’histoire.

  1. Ce poème (sur lequel ef. Romania, XI) et ceux de Wace sont écrits en octosyllabes comme les romans bretons.
  2. Cf. P. Meyer, Romania, XIV ; A. Molinier, dans les Études d’histoire du moyen âge dédiées à G. Monod, 1897.