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influence de la révolution sur la littérature.

sait que, si le besoin crée l’organe, l’organe fixe et développe le besoin ? Le journalisme nourrit les défauts dont il est né.

L’essence du journalisme, tel qu’on le comprend de plus en plus, c’est l’information exacte, précise, particulière. Et, par suite, la littérature est condamnée à s’engager dans la voie du réalisme et de la brutalité. Imaginez Bajazet venant au lendemain de la publication qu’un journal aurait faite des circonstances de la mort du vrai Bajazet : la pièce de Racine n’était plus possible. L’écrivain, pour ne point donner une impression plus faible que le fait réel, est astreint à la reproduction des circonstances, accidents, qui entourent et déterminent le fait ; il est poussé vers le réalisme extérieur. Et enfin, il lui faut égaler la violence de ses effets à la violence des événements réels. Même quand la littérature ne répète pas une réalité particulière, elle n’est pas plus libre. Les comptes rendus des tribunaux, les faits divers assouvissent chaque jour et entretiennent en nous un besoin d’émotions et de sensations brutales : tout ce qu’on craignait jadis de montrer dans les livres ou sur la scène, s’étale là ; et la littérature serait vite insipide à nos palais, si elle ne nous offrait le ragoût auquel les journaux nous ont habitués. De plus, cette exhibition de la réalité brute, non déformée ni préparée par l’art, telle que l’offrent les reporters, a été pour quelque chose dans le souci de moins en moins grand que le public pendant longtemps a semblé prendre des formes d’art. Même aujourd’hui, l’art qu’on aime est un art si simple, si naturel, si éloigné d’être un artifice ou une tricherie, qu’il ne peut convenir qu’à un public exercé à dégager lui-même ses sensations esthétiques de la matière brute : si les journaux ont contribué à nous amener là, leur action cette fois a été bienfaisante.

En troisième lieu, le journalisme a l’inconvénient de dévorer une foule d’esprits, les plus agiles souvent et les plus ouverts, auxquels il offre une carrière en apparence facile et séduisante. Il fait une effroyable consommation de talents, qui pourraient s’employer à des œuvres durables. Comme il habitue le public à lire vite, le journal oblige l’auteur à écrire vite. La pire erreur, en un sens, que puisse commettre un homme de lettres, c’est de prendre un métier qui le condamne à l’ « écriture ». Mieux vaudrait, comme Spinoza, polir des verres de lunettes : au moins, cela laisse l’esprit intact, et il gagne même au repos.

Je ne puis faire l’histoire du journalisme : ce n’est pas par le détail qu’elle intéresse la littérature, et je signalerai en leur lieu les noms à retenir. Pour la période révolutionnaire et impériale, il faut s’arrêter surtout à la Décade philosophique, fondée en floréal an II : elle est l’organe des « idéologues », admirateurs et continuateurs de Locke et de Condillac, de Condorcet et de Volney,