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indices et germes d’un art nouveau.

dans chaque élément métrique, vers, partie de strophe, ou strophe. Leurs alexandrins se distribuent naturellement en unités indépendantes, vers sentencieux, ou distiques : le distique est l’élément constitutif de leur période poétique. Les stances, strophes, couplets s’organisent semblablement par assemblage de couples ou de triades de vers : quatre, six, huit, dix, voilà les nombres qui en déterminent ordinairement la composition ; et dans chaque forme sont ménagés des repos fixes, où le sens s’arrête avec le vers. Chénier, entraîné par l’exemple des Grecs, substitue l’harmonie à la symétrie. Au lieu de tenir toujours à l’unisson le mètre et la phrase, d’en faire coïncider le dessin et le développement, il pose le principe de la discordance : il multiplie l’enjambement, même l’enjambement d’une syllabe, de vers à vers, de strophe à strophe, à l’imitation des lyriques grecs, des chœurs de tragédie, des odes d’Horace. Il évite les distiques, quatrains, sizains ; quand le distique est la forme métrique, il a soin que les arrêts du sens ne correspondent pas aux divisions du mètre. Le développement de la phrase dans les pièces manomètres est aussi varié, aussi inégal que possible, de façon à rendre impossible une découpure symétrique. Tantôt le sens emporte une longue suite d’alexandrins, tantôt très peu, jamais des nombres égaux, ou liés par des rapports simples et sensibles ; toujours il désarticule le vers, s’arrêtant partout ailleurs qu’à l’hémistiche, sur la troisième, sur la quatrième, sur la neuvième, sur la dixième syllabe, se terminant parfois à l’intérieur du vers. De temps en temps, à intervalles inégaux, le sens et le vers se ferment ensemble, et l’accord se fait de la structure grammaticale et de la structure rythmique [1].

Il y a là quelque chose d’analogue à la dislocation du vers classique que les romantiques ont réalisée. Le désavantage de Chénier, c’est que son essai ne vient pas d’une étude directe du vers français, et du sentiment de ses propriétés intimes : il fait une application extérieure de la technique gréco-romaine à notre versification nationale ; et de là vient, malgré son art infini, ce qu’il y a parfois de dureté, d’ « arrythmie » dans certains prolongements des périodes, dans certaines hachures des mètres.

  1. Cf., par ex., le combat des Centaures et des Lapithes dans l’Aveugle.