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signes de la prochaine transformation.

vers un grand poète ». Et le type de la poésie voltairienne, avec les règles et la langue qu’elle impliquait, pesait sur la littérature, scrupuleusement maintenu par l’opinion du monde, bien qu’en contradiction avec ses secrètes aspirations.

Voltaire mort et devenu l’intangible idéal, l’abbé Delille représenta la plus haute forme du génie poétique que le public fût capable de concevoir. Le cruel abbé ! son implacable esprit réduisait à la connaissance abstraite toutes les occupations de la vie, tous les produits de l’industrie ou de la nature, tous les êtres de la création. Il était didactique et descriptif à jet continu : et il a réussi à exprimer les notions de toutes les choses sensibles, sans en avoir ni en donner peut-être une seule fois l’impression. Il a mis toutes ces notions en vers réfléchis, exacts, ingénieux, froids, il a su par ses épithètes et ses périphrases prévenir en nous toute velléité de sensation, et nous retenir aux idées sans jamais atteindre la nature. Le triomphe de son art, c’est l’expression indirecte qui oblige l’esprit à résoudre une petite équation ; il n’est suggestif que de signes, qu’il s’agit de substituer à d’autres par une rapide opération, pour déterminer la valeur intelligible du vers ou de la phrase. Et ce bel esprit qui n’a jamais su faire que des inventaires ou des catalogues, à sa mort mit la France en deuil : ses funérailles furent une apothéose, et l’on croyait enterrer avec lui la poésie !

Un écrivain, à la fin du xviiie siècle, nous aide à mesurer de quel poids le monde, le goût et la langue pesaient sur les esprits. Jamais génie ne fit un plus triste naufrage que le bon Ducis [1]. Il avait l’âme idyllique et héroïque, tendre et enthousiaste. Delille ne le satisfaisait pas : il ne lui rendait pas « le charme de la nature qui est à elle, et que tout l’esprit du monde ne peut saisir ». Shakespeare l’enchantait, le vrai Shakespeare, et tout Shakespeare. Eh bien ! il n’a pas pu, pas su rendre les impressions de son âme, les conceptions de son esprit, emprisonné qu’il était dans le respect des convenances, des règles et du style. Il nous fait rire quand il nous parle des « jeux de tonnerre », unis aux « jeux de flûte » dans son « clavecin poétique », ou de « ce je ne sais quoi d’indompté » qui soulève son âme honnête : il ne se flattait pas pourtant ; mais il ne s’est pas répandu dans son œuvre. Il nous apparaît vaguement confondu dans la troupe des versifica-

  1. J.-F. Ducis (1733-1816), fitt jouer Hamlet, en 1769 ; Roméo et Juliette, en 1772 ; Macbeth, en 1784 ; Othello, en 1792 ; Abufar, en 1795. Il eut en horreur les scènes sanglantes de la Révolution. Il refusa sous le Consulat une place de sénateur, et sous l’Empire la Légion d’honneur, « Je suis catholique, poète, républicain et solitaire, disait-il : voilà les éléments qui me composent et qui ne peuvent s’arranger avec les hommes en société et avec les places. » — Œuvres, Paris, 1827, 6 vol. in-18.