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signes de la prochaine transformation.

la seule condition de respecter les convenances sociales, du reste singulièrement élargies ; et voici que de la sensation physique toute pure, dans laquelle il avait simplifié l’amour, est sortie la satiété ; la vanité même, par où on en relevait la saveur, n’a pas suffi à dissiper l’impression de langueur accablante, d’écœurante monotonie, que dépose à la longue dans les cœurs le libertinage du siècle. Par un chemin tout opposé, par l’intensité de la vie intellectuelle, on est conduit au même point. Un amour profond de la vérité, une noble foi dans la raison et dans la science soutiennent les savants adonnés aux plus âpres études. En ce temps-là même, les hommes qu’anime le véritable esprit scientifique embrassent avec bonheur les objets de leur pensée, fussent-ils bien creux et chimériques : un Dalembert, un Condorcet se satisfont par leur pensée. Mais le monde dont l’inquiète analyse est excitée par la vaine peur de paraître dupe, qui dissout par jeu la foi, l’autorité, la tradition, et ne tend qu’à mouvoir son intelligence, sans poursuivre de solides ou bienfaisants résultats, le monde s’épuise dans la continuité de l’action intellectuelle, sans but et sans passion. Les étincelantes conversations qui éblouissent par le dehors ne laissent au fond de l’âme qu’une désespérante sensation de vide et d’inutilité. Cette spirituelle société meurt de sécheresse et de froid : le trop d’esprit la tue. De là la maladie mondaine du siècle : l’ennui. On ne sait où se prendre. Un triste « À quoi bon ? » monte aux lèvres à tout propos.

Où chercher le remède ? Dès la fin du règne de Louis XIV, quelques fines natures l’ont entrevu. La vie sensuelle et la vie intellectuelle ont besoin d’être illuminées, réchauffées par la participation du cœur. L’intérêt sentimental qu’on prend aux choses, voilà le bonheur. Ainsi s’oriente le monde vers la « sensibilité », vers l’idée d’abord et le désir, peu à peu vers la réelle capacité des plaisirs du sentiment. L’imagination développe, multiplie, amplifie les impressions de l’âme et leurs résonances. Si bien que cette société, la plus intelligente, la plus sceptique, la plus raisonnable qui ait jamais été, finit dans les mélancolies sans cause et les espoirs sans mesure, dans les vagues attendrissements et les transports effrénés : elle ne croit plus au merveilleux de la religion ; mais Cagliostro la séduit, et elle court au baquet de Mesmer. Elle a soif de mystère et d’infini. Alors commence le règne de la musique, où l’on savoure le maximum de puissance émotionnelle uni au minimum de détermination intellectuelle.

Quelques types mondains nous représentent très nettement la transformation intime des âmes.

Mme  du Deffand, qui a connu toutes les excitations de la vie sensuelle et de la vie intellectuelle, agonise dans l’ennui le plus aigu,