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les tempéraments et les idées.

écrit des comédies en français ; elle traduit Bélisaire en russe. M. de Ségur, le prince de Ligne sont en grande faveur auprès d’elle. Elle fait venir Diderot à Pétersbourg ; elle correspond avec Galiani, Grimm, Voltaire. Sans doute elle n’oublie jamais son rôle et ses intérêts d’impératrice ; elle se sert de Voltaire pour tromper le monde. Pourtant elle est profondément sincère ; elle est philosophe, éprise de bonne administration, d’ordre, de progrès économique. Elle aime les idées de Diderot, de Voltaire, leur esprit, leur style. Elle marque la mort de Voltaire comme un malheur public et un chagrin personnel : par ses soins, les papiers de Diderot et de Voltaire sont expédiés à Pétersbourg.

Ainsi par la littérature et par la société, la langue française se répand, devient vraiment la langue universelle : elle est reconnue pour le plus parfait instrument qui puisse servir à l’échange des idées. Jamais dans un autre siècle on n’a eu à compter tant d’étrangers parmi les plus exquis de nos écrivains. Les lettres de Gustave III, de Stedingk, du roi de Pologne valent celles de leurs correspondants français ; et il y a même trois étrangers qui ont écrit supérieurement notre langue : le prince de Ligne, l’abbé Galiani, et le roi de Prusse Frédéric II. Les Français même, au temps de Louis XVI, n’auraient pu indiquer personne autre que le prince de Ligne [1] qui représentât la perfection de nos qualités mondaines : on aperçoit encore dans ses lettres cette souplesse d’esprit, cette universalité de connaissances, ce tact délicat, ce badinage aisé, cette grâce piquante qui séduisaient tour à tour Paris, Versailles, Joseph II, Frédéric II, Catherine. Son seul défaut est de s’abandonner trop : il est prolixe jusqu’à nous étourdir d’un excès de jolis propos où la substance est trop diluée.

Galiani [2] a plus de fond et une forme plus « réveillante ». Il est érudit, liseur, penseur, paradoxal avec délices, prophète tour à tour lucide et saugrenu : esprit fin, plaisant, bouffon, ayant gardé dans son style un peu de cet accent napolitain, de cette gesticulation effrénée, qui rendaient sa conversation si amusante.

Mais Frédéric II est un grand écrivain : le mot n’a rien d’excessif. À l’école de Voltaire, il s’est formé, dépouillé de ses germanismes d’esprit et de langue, il a trouvé la forme française et personnelle à la fois de son génie : un style ferme, éclairé de formules vigou-

  1. Le prince de Ligne (1735-l814), lieutenant général dans l’armée autrichienne en 1771, feld-maréchal en 1808. — Œuvres : 1755-1811, 34 vol. in-12. Lettres et pensées, pub. p. Mme de Staël, Paris-Genève, 3e éd., 1809, in-8 ; Œuvres choisies, Paris-Genève, 1809, 2 vol. in-8.
  2. L’abbé Ferdinand Galiani (1728-1787), né à Chieti, secrétaire d’ambassade à Paris, écrivit contre les économistes ses Dialogues sur les blés qui enchantaient Voltaire. Correspondance avec Mme d’Epinay, Mme Necker, etc., publ. p. L. Perey et G. Maugras, 2 vol. in-8, Paris, 1884.