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la littérature française et les étrangers.

de la vie de Paris, avec laquelle ils restaient ainsi en communication constante. Nombre d’autres écrivains ou écrivassiers français furent alors les correspondants particuliers de souverains, de princes, de gentilshommes dont la France était la patrie intellectuelle. Et puis il y avait les correspondances intimes : tous ces étrangers qui passaient à Paris y laissaient des amis avec qui le commerce ne se rompait jamais, et dont les lettres leur portaient le parfum du monde enchanteur qu’ils regrettaient d’avoir quitté. Le roi de Suède, Gustave III, instruit dans la lecture de Bélisaire, enragé de tolérance, de haine anti-jésuitique, sentimental, enthousiaste, illuminé, despote avec cela, et voltairien de fait avec des exaltations à la Rousseau, avait pour correspondantes les comtesses d’Egmont, de Brionne, de La Mark, de Boufflers, tout un groupe de femmes intelligentes et franches. Les lettres de la bonne Mme  Geoffrin faisaient la consolation du pauvre roi Poniatowski au milieu de la ruine de sa patrie ; et. quand elle alla le voir, cette bonne bourgeoise qui représentait l’esprit français fut reçue comme en triomphe. Les pays et les cours de l’Europe étaient inondés de Français, artistes, penseurs, poètes, précepteurs, lecteurs, secrétaires. Partout des comédiens français jouaient notre répertoire. Ce fut une grande époque dans la vie du pauvre Galiani quand Aufresne vint donner des représentations à Naples. Le théâtre Michel à Saint-Pétersbourg est dans l’Europe actuelle le dernier vestige des mœurs de l’autre siècle.

Les deux plus grands souverains du siècle, Frédéric II et Catherine II, se distinguèrent par leur goût pour les productions de l’esprit français. Frédéric II [1] est à peine allemand de langue et d’intelligence : il ne parle que français, il fait venir Maupertuis. La Mettrie, d’Argens ; il tâche d’attirer Dalembert. On a vu avec quelles ruses et quelle opiniâtreté il a fini par enlever Voltaire. Il est vrai qu’il ne peut ni ne veut le retenir. Mais telle est la séduction qu’exercent l’un sur l’autre ces deux grands et lucides esprits, qu’ils ne pourront rester brouillés.

La Russie se francise si bien sous Catherine II [2], que de nos jours seulement la langue russe se mettra sur le pied d’égalité avec la langue française dans les cercles de l’aristocratie. L’impératrice parle un français bizarre, brusque, incorrect, original ; elle

  1. Œuvres, éd. de l’Acad. de Berlin, 1846-1857, 31 vol. in-4 ; une éd. populaire in-8 a été donnée par le Dr  Preuss. qui a dirigé l’autre. — À consulter : E. Lavisse, la Jeunesse de Frédéric II, 1 vol. in-8.
  2. Correspondance de Catherine II et de Falconet, Saint-Pétersbourg, in-4, 1878 ; Lettres de Catherine II à Grimm, Saint-Pétersbourg. in-4, 1878 (Publication de la Soc. Imp. d’Hist. russe, sous la direction de M. Grote). Joseph II et Cath. de Russie, leur corresp., publ. p. le Chev. d’Arneth, Vienne. 1869. — Cf. dans la Corr. de Voltaire les lettres de l’Impératrice.