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les tempéraments et les idées.


2. L’ESPRIT FRANÇAIS CHEZ LES ETRANGERS.


Plus universelle encore et plus absolue est la souveraineté qu’exerce l’esprit français par les formes sociales où il s’exprime. Notre vie de société possède un don de séduction infinie. Elle devient le modèle sur lequel toutes les cours, toutes les classes polies de l’Europe se règlent, et c’est à son prestige, à l’autorité de nos modes et de nos opinions mondaines que notre littérature doit la moitié de son crédit. L’Angleterre seule, encore ici, se défend et garde plus sensiblement son originalité : mais que d’individus pourtant elle nous envoie qui subissent le charme subtil de nos salons et de nos conversations ! Je ne citerai qu’Horace Walpole, l’ami de Mme  du Deffand. Paris attirait les étrangers, qui ne venaient pas seulement en dévorer les beautés extérieures et les plaisirs publics : ils voulaient vivre de sa vie, être admis dans ces salons que toute l’Europe connaissait, et dont ils gardaient toute leur vie l’éblouissement. Paris leur faisait fête au reste : un large cosmopolitisme que ne troublaient pas les conflits des gouvernements, ouvrait les portes et les cœurs. Le comte de Creutz, ambassadeur de Suède, le marquis de Caraccioli, ambassadeur de Naples, l’abbé Galiani, le prince de Ligne, le prince de Nassau, Stedingk, Fersen sont tout Français de goûts, de langue, d’intelligence : Caraccioli est désespéré quand sa cour le rappelle pour le faire ministre et vice-roi ; il semble qu’il s’enfonce dans la nuit. Qui ne sait les éternelles lamentations du pauvre abbé Galiani, exilé dans sa patrie, loin de la Chevrette, de Grandval et des vendredis de Mme  Necker ?

Ceux qui ne pouvaient venir ou revenir vers le commun centre de tous les esprits, la France allait les trouver. Il y avait d’abord les correspondances littéraires, manuscrites comme celles de Grimm, roi primées comme celles de Métra. La Correspondance de Grimm [1]est le chef-d’œuvre du genre : les princes qui s’y étaient abonnés sous la promesse du secret absolu, recevaient chaque mois toutes les nouvelles littéraires, dramatiques, philosophiques, politiques, mondaines, le jugement et l’analyse de toutes les publications importantes, le journal détaillé en un mot

  1. Melchior Grimm, né en 1723 à Ratisbonne, mort en 1807 à Gotha. L’abbé Raynal avait commencé une correspondance que Grimm continua de 1753 à 1773. Depuis 1768, Diderot et Mme  d’Épinay le remplacent souvent. À partir de 1773 jusqu’en 1790, le rédacteur est Meister, souvent aidé ou inspiré par Mme  d’Épinay. La Correspondance resta secrète, et ne fut connue qu’en 1812, où on en fit une éd. (peu correcte) en 16 vol. in-8. Il faut la lire dans l’éd. de M. Tourneux, Garniet, in-8, 1877 et suiv. — À consulter : E. Schérer, M. Grimm, Paris, 1887, in-8