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« le mariage de figaro. »

mante et originale. Enfonçant dans la voie indiquée par l’École des femmes, il avait fait du tuteur tout le contraire d’une ganache, un homme alerte, rusé, défiant, impossible à tromper. Son ingénue, sa Rosine, tendre, malicieuse, innocente, rouée, créature délicieuse et inquiétante, est une vraie femme de ce siècle, qui sait où elle aspire, où elle va. Lindor et Rosine contre Bartholo, c’est Horace et Agnès contre Arnolphe, l’amour qui va à la jeunesse, selon la bonne, la sainte loi de nature, en dépit de la jalouse vieillesse armée par la société de droits tyranniques : mais la lutte se complique ici par l’introduction d’un élément qui donne à la pièce une très sensible actualité. La jolie Rosine triomphe sur Bartholo, mais elle triomphe aussi sur Lindor, le très noble comte Almaviva, qui va se tenir heureux d’épouser cette petite bourgeoise : Beaumarchais a suivi le conseil de Diderot, il a enveloppé les caractères dans les conditions, et il y a trouve le moyen de caresser les goûts philosophiques du public. Le sujet manqué par Voltaire dans Nanine est venu très justement s’appliquer sur le thème de l’École des femmes.

Reste le valet : et voici la trouvaille de génie de Beaumarchais. Figaro, c’est Mascarille, si l’on veut ; c’est Gil Blas aussi ou Trivelin [1] : mais c’est plus, et autre chose. Le monde a marché depuis Molière, Lesage et Marivaux. Figaro n’est plus seulement le valet qui sert son maître : il « vole à la fortune », mais, argent à part, il y a de la protection dans son service ; c’est l’homme sensible, heureux de remplir le vœu de la nature en rapprochant des amoureux. Et puis il est sorti déjà de la valetaille, il a eu un emploi, il est homme à talents, gazetier, poète, auteur sifflé, entrepreneur de tous métiers, pour le profit, et pour la joie d’agir ; l’auteur lui a soufflé sa fièvre, son audace, son esprit aventurier. L’intrigant se fait familier avec les grands qui l’emploient insolent avec le bourgeois qui le méprise : les temps sont proches où son mérite aura la carrière ouverte et libre.

Enfin l’on sortait des ridicules de salon, des fats, des coquettes, du cailletage. On en sortait par un retour hardi à la vieille farce, à l’éternelle comédie. Un franc comique jaillissait de l’action lestement menée à travers les situations comiques ou bouffonnes que le sujet contenait, des quiproquos, des travestis, de tous ces bons vieux moyens de faire rire, qui semblaient tout neufs et tout-puissants. Sur tout cela, l’auteur, se souvenant de sa course romanesque au delà des Pyrénées, avait jeté le piquant des costumes espagnols, dont le contraste relevait le ragoût parisien du dialogue. Ce dialogue était la grande nouveauté, la grande sur-

  1. Dans la Fausse Suivante de Marivaux