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les tempéraments et les idées.

cette jolie chose sous le souvenir des Provinciales : la disproportion es trop forte, et la gaieté des Mémoires a plus de mousse que de corps ; ils manquent par trop d’intérêt universel et humain. Beaumarchais a pris le public par son faible, par l’amour des personnalités, de la satire anecdotique et individuelle. C’est là, mieux que dans ses deux larmoyants drames, que son génie dramatique se révèle. Il invente des dialogues qui sont d’un excellent style de comédie. Surtout quand il raconte ses confrontations avec Mme  Goëzman, une jolie petite sotte, étourdie, impudente, menteuse, frivole au point de ne pas se douter de l’importance morale de l’escroquerie qu’elle s’est permise, se fâchant dès que son adversaire lui rive son clou ou la force à se couper, soudain radoucie par un madrigal dont elle ne sent pas la secrète impertinence : ces scènes sont charmantes, et d’une irrésistible drôlerie. D’autre part, il n’y a pas de satire plus ingénieuse, plus cinglante que la prière à l’ « Être des êtres », lorsque le malheureux plaideur lui demande précisément les plats et maladroits adversaires que sa Providence lui a donnés. L’effet des Mémoires fut immense. Collé, qui n’a pas le tempérament admiratif, fait de l’auteur à la fois un Horace, un Juvénal, un Fénelon, un Démosthène. Beaumarchais fut blâmé par le tribunal, c’est-à-dire dégradé de ses droits civils : mais l’opinion publique lui fit un véritable triomphe. Il avait eu la chance devenir à point : on lui savait un gré infini d’avoir été si amusant contre les juges du chancelier Maupeou, et les nouveaux Conseils en restèrent absolument déconsidérés.


3. « LE BARBIER DE SÉVILLE ».


Quand éclata l’affaire Goëzman, Beaumarchais avait une pièce reçue à la Comédie Française : c’était le Barbier de Séville, parade écrite pour la société d’Étioles, puis opéra-comique, et enfin comédie en quatre actes. Dans le succès de ses Mémoires, enivré d’être l’homme qui occupe tout Paris, il étire sa pièce en cinq actes, il y verse toute sorte d’épigrammes et de bouffonneries ; il en met tant, que la pièce tombe, le 27 février 1775 : rapidement il retranche toute cette végétation parasite, et la pièce, ramenée à ses quatre actes, se relève. Il avait pris un vieux sujet, le sujet pour ainsi dire essentiel et primitif de la Comédie Italienne : le tuteur faisant office à la fois de père et de rival, la pupille, l’amoureux, le valet. Il était remonté jusqu’à Scarron, et il avait recueilli de Molière à Sedaiue une foule de traits, de mots, d’effets appartenant à ce thème excellent et banal. Il avait fait une pièce char-