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« le mariage de figaro. »

et le voilà tour à tour horloger, musicien, officier de la maison du roi, gentilhomme, agent demi-policier, demi-politique, homme de finance, négociant, homme de lettres : égal à toutes les affaires par son esprit, à toutes les conditions par son impertinence, emprisonné, calomnié, déshonoré, réhabilité, applaudi, populaire, illustré, envié, plaint, jamais sérieusement respecté, ni simplement considéré. C’est une nature complexe, agissante, sensible, joyeuse, courageuse, tapageuse, un mélange inimaginable de polissonnerie et de fierté, de rouerie et de générosité, de puffisme et de candeur, de bouffonnerie et d’enthousiasme, l’original authentique de Figaro, mais un original plus intéressant, plus riche, plus sympathique enfin que la copie et plus estimable. Car Beaumarchais, en vrai fils de son siècle, trouva le secret d’unir l’excellence du cœur à l’immoralité foncière. Il eut la vraie bonté, la vraie sensibilité, celle qui ne s’évapore pas en phrases et en larmes, qui est dans le cœur, arme le bras, délie la bourse : il fut le meilleur des fils, des frères, des pères. Il donnait son argent comme il le gagnait. Ce maître intrigant, ce hardi brasseur d’affaires, peu scrupuleux sur les moyens, fut mêlé dans bien des scandales, et n’y parut jamais que comme dupe : c’est cela qui le relève ; et il le savait bien, le drôle, il avait assez d’esprit pour cela.


Dans cette vertigineuse existence, les succès littéraires sont de courts épisodes. Le hasard d’un procès, un incident ridicule révèlent au public le génie de Beaumarchais, que ses médiocres drames n’avaient pas fait percer. L’affaire La Blache venait en appel devant le Parlement Maupeou (1773) : le rapporteur était le conseiller Goëzman, mari d’une assez jolie femme qui aimait les cadeaux. Beaumarchais donna donc 100 louis, une montre enrichie de diamants, et il ajouta quinze louis qu’on lui demandait pour le secrétaire. Malgré ces raisons, Goëzman conclut contre lui : la dame alors restitua les 100 louis et la montre, mais, par une fantaisie bizarre, elle s’obstina à retenir les quinze louis du secrétaire, à qui elle ne les avait pas remis. Beaumarchais réclame ; Mme  Goëzman nie d’avoir reçu les quinze louis. Beaumarchais se fâche ; le conseiller apprend l’affaire, essaie de faire mettre le plaignant à la Bastille par lettre de cachet, et, n’y ayant pu réussir, lui intente un procès en tentative de corruption et calomnie.

Beaumarchais est alors dans une situation critique : il sort à peine du For-l’Évéque ; l’arrêt d’appel dans l’affaire La Blache l’a condamné ; ce n’est pas la ruine, c’est l’infamie, puisqu’il ne peut perdre son procès sans être reconnu pour faussaire. Il semblait un homme fini : il se relève par quatre merveilleux Mémoires, qui sont des chefs-d’œuvre d’adresse et d’audace, de dialectique, d’ironie, de toutes les sortes d’esprit. Je ne veux pas écraser