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jean-jacques rousseau.

vie et en qui reposait la destinée de l’humanité future comme une matière de graves soucis et de constante attention. Il a mis le bonheur dans la vie de famille, sérieuse et tendre. Les autres philosophes prenaient aisément leur parti de toutes les atteintes que la mode et les mœurs donnaient à l’éternelle morale : c’est l’honneur de Jean-Jacques d’avoir jeté les hauts cris.

Rousseau s’est défié de la raison, il a donné cours à son sentiment. Il a fondé toute sa politique, toute sa religion, toute sa morale sur l’instinct et l’émotion. Et ce qu’il était, il a aidé le public à le devenir. Il a aidé les âmes de nos Français à opérer une conversion dont ils avaient le besoin et qu’ils n’arrivaient pas à faire : rassasiés de raisonnement, d’abstraction et d’analyse, desséchés, vidés par un excès de vie intellectuelle, ils ont senti revivre leur cœur au contact du cœur de Rousseau ; ils ont demandé au sentiment les certitudes et les jouissances, que l’intelligence n’était pas capable de leur donner.

Avec Jean-Jacques, notre littérature refait en sens inverse le chemin qu’elle avait parcouru depuis le xvie siècle : du lyrisme elle avait passé à l’éloquence, et de l’éloquence à l’abstraction scientifique. Rousseau la ramène à l’éloquence, et dans l’éloquence même il fait éclore des germes de lyrisme.

C’est un merveilleux orateur, comme il n’y en a pas eu depuis Bossuet. Il a la logique serrée, impérieuse, qui pousse le raisonnement aux dernières et plus surprenantes conséquences, et nous impose les conclusions qui nous révoltent. Mais cette logique n’a pas la froideur de l’argumentation scientifique. Les objets auxquels elle s’applique ne sont pas, d’abord, susceptibles de preuve rigoureuse ; les faits y échappent à la vérification, les principes à la démonstration. Et puis, ils sont objets de foi et d’amour. De là l’émotion, la passion ; elle enveloppe le raisonnement, elle est le véhicule de la persuasion. Cette flamme, cette fougue font la puissance de Jean-Jacques : il est notre grand, notre unique sermonnaire du xviiie siècle. Il a la phrase oratoire, ample, résonante qu’il faut lire ou entendre lire à haute voix ; et voilà la première fois que nous avons à faire cette remarque sur un écrivain du xviiie siècle. Notre goût fait aujourd’hui quelques réserves : il y a trop de tension, trop d’élan, trop d’effusion ; l’émotion est trop complaisamment projetée au dehors, filée ou soufflée. C’est la mode du siècle, et Rousseau n’y a pas échappé. Cependant, dans l’ensemble, son éloquence est sincère et chaude ; son style est d’une matière solide et d’un beau timbre. Rousseau n’est pas un improvisateur ; les phrases s’arrangent lentement dans sa tête : il travaille, corrige, polit avec un soin d’artiste qui achève de le mettre à part parmi ses contemporains.