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jean-jacques rousseau.

est conduit aux idées abstraites et aux notions scientifiques. Cependant de là encore on peut tirer d’excellentes vérités. Rousseau fait ici une très ingénieuse et, je crois, très juste application de la logique de Condillac : on peut le chicaner sur ses exemples, mais il serait à souhaiter souvent que nous prissions modèle sur lui. Ne pas se contenter de montrer l’objet, mais conduire l’enfant de la sensation brute à la notion réfléchie, à la connaissance abstraite ; l’exercer à débrouiller, analyser, interpréter ses impressions, il n’y a pas de meilleure méthode pour former de bons esprits. Quant aux expériences machinées, ici encore regardons plutôt le mécanisme en lui-même que les applications fournies par le tour d’esprit romanesque de Rousseau. L’expérience a été le grand maître de l’humanité ; et si l’enfant doit parcourir seul toutes les étapes de l’humanité, il faut l’abandonner aux leçons de l’expérience. Mais parmi les lenteurs, les incohérences, les maladresses du hasard, il vivrait toute sa vie avant de s’être instruit. S’il est légitime de le faire bénéficier des expériences des hommes qui l’ont précédé, n’est-il pas légitime aussi de régler, de diriger son expérience à lui, de l’aider à dégager des résultats plus rapides et plus certains ? Dans l’éducation comme dans la science, et dans la morale comme dans la médecine, la substitution de l’expérimentation à l’empirisme est un immense progrès. Il n’importe que l’enfant sache l’expérience combinée par le maître : si elle est simple, sérieuse, claire, concluante, l’enfant se laissera saisir par la vérité des choses mises sous ses yeux, et en tirera de bon cœur la conclusion pratique.

Enfin je suis tout à fait de l’avis de M. Faguet, qu’à de certains moments, dans les civilisations avancées, riches de chefs-d’œuvre littéraires, la meilleure maxime de pédagogie qu’on puisse donner, c’est d’écarter les livres. Fatalement l’acquisition du « savoir » tend à prendre dans l’éducation la place que doit tenir la formation du jugement et du caractère : il est bon qu’un Montaigne et un Rousseau nous remettent sous les yeux les fins essentielles de l’éducation. Nous finissons par oublier d’habituer l’enfant à penser, à force d’étaler devant lui les pensées des autres ; nous l’écœurons de littérature, et nous n’en faisons même pas un lettré.

La Profession de foi du vicaire savoyard est une partie intégrante de l’Émile. Il a paru bien bizarre que Rousseau attendit si tard pour parler de Dieu à son élève, tout à la fin de l’éducation. Et dans la forme absolue de son système, ce parti pris est injustifiable. Mais regardons la réalité des choses : ne faut-il pas attendre que l’enfant soit un homme, qu’il sache et comprenne déjà bien des choses, pour poser devant lui la question de croire et de ne pas croire ? Alors seulement il pourra se faire librement sa croyance ou son incrédulité. Jusque-là il ira dans le sens de ses