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jean-jacques rousseau.

Ainsi tout despotisme, toute tyrannie, toute oppression sont exclues ; aucune forme de gouvernement n’est condamnée, mais seulement des procédés de gouvernement. Et en ce sens, la doctrine de la souveraineté du peuple est une vérité incontestable, comme condamnant et supprimant l’exploitation de tous par quelques-uns ou par fin seul.

Je ne puis m’empêcher aussi d’estimer neuve et féconde la façon dont Rousseau a posé la question sociale : luxe et privation, richesse et misère, jouissance égoïste et travail pour autrui, tout cela dépendant d’un fait général, la propriété, voilà les deux termes du problème où Rousseau nous ramène constamment. Je cherche, parmi les philosophes du xviiie siècle, quel est celui qui a posé aussi nettement, aussi crûment la question. La plupart de nos Français s’attardent dans la guerre aux privilèges, où ces bourgeois réduisent l’inégalité ; à Rousseau appartient d’avoir crié : le luxe, la richesse, la jouissance sans travail, la propriété, voilà les vrais privilèges, ou plutôt le privilège fondamental. Et le temps lui a donné raison : car il a vu bien au delà de notre bourgeoise révolution, qui, à cet égard, n’a été qu’une consolidation de la propriété. De quelque façon que la question doive se résoudre, il reste qu’actuellement le problème de l’inégalité n’est plus politique mais social, et tout entier contenu dans le régime de la propriété.

Rousseau a vu aussi de quels éléments psychologiques se compliquait le problème : d’un côté, mépris, insolence, élégance, supériorité intellectuelle ; de l’autre, envie, amertume, grossièreté, dégradation intellectuelle. Et ici apparaît la vérité profonde enfermée dans le paradoxe qu’il soutient contre les arts et les lettres. Les arts et les lettres, s’ils ne sont pas des agents de corruption, sont des facteurs importants de l’inégalité [1]. Ils mettent entre les deux portions de l’humanité une telle différence de culture, que les uns et les autres ne se sentent plus de la même nature. Leur influence va de pair avec celle des habitudes extérieures, des manières, des façons de vivre ; elle est pire encore, parce qu’elle crée chez les uns une réelle supériorité d’intelligence. Rousseau a raison : toutes les inégalités politiques et sociales sont peu sensibles, tant que l’égalité des mœurs et des esprits subsiste. Là où le noble, le chef vivent de la même vie, ont les mêmes idées, la même âme que le vilain ou le sujet, le problème de l’inégalité ne se pose pas.

Mais il nous faut passer rapidement. J’effleurerai donc seulement la Nouvelle Héloïse, et, négligeant tant de thèses suggestives,

  1. Voir p. 880 et la citation de Mme de Staël (note 2).