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jean-jacques rousseau.

font encore sentir leur action dans la façon dont Rousseau a peint la vie de famille, les occupations domestiques. Il a répandu sur les vulgaires détails du ménage une gravité, une beauté, une dignité qui nous saisissent. L’ardente intensité de la vie intérieure ne laisse rien d’indifférent : l’âme sérieuse se verse tout entière dans les moindres de ses actions, les relève par une haute pensée de devoir ou d’affection. Elle n’oublie jamais qu’elle agit devant « l’œil éternel qui voit tout ». Ajoutons à cette disposition la sensibilité débordante de Rousseau : pour elle, tout prend un sens, tout acquiert de la valeur ; toutes les bagatelles ou les vulgarités de la vie domestique et des rapports familiers deviennent la représentation symbolique du drame pathétique qui se joue en son cœur. Et ainsi un jupon de flanelle que lui envoie Mme d’Epinay devient un événement dans sa vie, par le retentissement de ce petit fait jusqu’aux profondeurs de son être moral.

Nous tenons donc les causes déterminantes de la doctrine de Rousseau, du caractère surtout et des propriétés de cette doctrine : elles se résument dans le tempérament sentimental et dans l’indélébile protestantisme de l’homme. Essayons maintenant de juger sommairement cette doctrine.


4. PORTÉE DE LA DOCTRINE.


On dit communément que cette doctrine est fondée sur des postulats non nécessaires, qu’elle est souvent sophistique en ses enchaînements, outrée ou fausse en ses conséquences. Et l’on a, si l’on veut, raison de le dire. Il n’est pas difficile de demander de quel droit Rousseau affirme la bonté originelle de l’homme dans l’état de nature : cependant, à bien prendre les choses, cette bonté dont il parle est à peu près celle de l’orang, qui ne capitalise pas des revenus, qui ne fait pas travailler d’autres orangs, ne les affame pas, et ne leur fait pas communément la guerre.

Permis aussi de discuter, si tout le mal qui est dans le monde est imputable à la société. La société n’est-elle pas un fait naturel, donc bonne si la nature est bonne ? et la société n’a-t-elle pas été fondée pour remédier à des maux déjà existants ? Mais Rousseau ne contredirait pas ces objections.

L’aliénation totale de l’individu par le contrat social est dure à accorder, et nous aimons mieux nous représenter que l’individu aliène le moins possible de sa liberté, et ce qu’il faut seulement pour que la société fasse sa fonction. Ce n’est pas un axiome non plus que la propriété soit la pierre angulaire de la société, et la