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jean-jacques rousseau.

loir détruire les sciences, les arts, les théâtres, les académies, et replonger l’univers dans sa première barbarie ; et il a toujours insisté, au contraire, sur la conservation des institutions existantes, soutenant que leur destruction ne ferait qu’ôter les palliatifs en laissant les vices, et substituer le brigandage à la corruption ; il avait travaillé pour sa patrie et pour les petits États constitués comme elle. Si sa doctrine pouvait être aux autres de quelque utilité, c’est en changeant les objets de leur estime et retardant peut-être ainsi leur décadence qu’ils accélèrent par leurs fausses appréciations. Mais, malgré ces distinctions si souvent et si fortement répétées, la mauvaise foi des gens de lettres, et la sottise de l’amour-propre, qui persuade à chacun que c’est toujours de lui qu’on s’occupe, lors même qu’on n’y pense pas, ont fait que les grandes nations ont pris pour elles ce qui n’avait pour objet que les petites républiques ; et l’on s’est obstiné à voir un promoteur de bouleversements et de troubles dans l’homme du monde qui porte un plus vrai respect aux lois et aux constitutions nationales, et qui a le plus d’aversion pour les révolutions et pour les ligueurs de toute espèce, qui la lui rendent bien.

En saisissant peu à peu ce système par toutes ses branches dans une lecture plus réfléchie, je m’arrêtai pourtant moins d’abord à l’examen direct de cette doctrine, qu’à son rapport avec le caractère de celui dont elle portait le nom, et sur le portrait que vous m’aviez fait de lui, ce rapport me parut si frappant, que je ne pus refuser mon assentiment à son évidence. D’où l e peintre et l’apologiste de la nature, aujourd’hui si défigurée et si calomniée, peut-il avoir tiré son modèle, si ce n’est de son propre cœur ? Il l’a décrite comme il se sentait lui-même. Les préjugés dont il n’était pas subjugué, les passions factices dont il n’était pas la proie n’offusquaient point à ses yeux, comme à ceux des autres, ces premiers traits si généralement oubliés ou méconnus… En un mot il fallait qu’un homme se fût peint lui-même, pour nous montrer ainsi l’homme primitif, et, si l’auteur n’eût été tout aussi singulier que ses livres, jamais il ne les eût écrits… Si vous ne m’eussiez dépeint votre Jean-Jacques, j’aurais cru que l’homme naturel n’existait plus.


Cette page illumine l’œuvre de Rousseau et lève les difficultés qu’on a parfois trouvées dans la liaison des divers écrits qui la composent [1].

La nature avait fait l’homme bon, et la société l’a fait méchant : la nature avait fait l’homme libre, et la société l’a fait esclave ; la nature a fait l’homme heureux, et la société l’a fait misérable. Trois propositions liées, qui sont des expressions différentes de la même vérité : la société est à la nature ce que le mal est au bien. Là-dessus se fonde tout le système.

Dans l’état de nature, l’homme est bon : comment serait-il mauvais, puisque ni la moralité ni la loi n’existent ? il ne pèche pas

  1. À la condition qu’on voie plutôt dans l’œuvre de Rousseau les manifestations successives de tendances profondes et constantes que l’exécution systématique d’un plan réfléchi et arrêté à l’avance (11e éd.).