Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/801

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
779
jean-jacques rousseau.

de son vin, et le remerciait de l’avoir accepté. Comme toujours, après le rêve de bonheur, le désenchantement : un pasteur intolérant tracassa Jean-Jacques, ameuta les paysans contre lui. Des cailloux furent lancés contre ses vitres : l’imagination du philosophe lui représenta toute une foule ardente à le lapider. Il quitta Motiers, et s’en alla dans l’île Saint-Pierre, au milieu du lac de Bienne. Un décret du sénat de Berne l’en chassa.

Il traversa Paris (1765), et passa en Angleterre, où l’historien David Hume lui procura un asile à Wootton, dans le comté de Derby. Dans ce vallon frais et boisé, Jean-Jacques passa treize mois, herborisant, faisant de la musique, et rédigeant les mémoires de sa vie. Mais il se brouilla avec Hume : c’est le dernier coup, qui déchaîne toutes ses méfiances et ses soupçons. Les germes qu’apercevait M. de Conzié dès 1738, se développent dans sa pauvre tête ; et une vraie folie l’envahit. Il croit à une vaste conspiration ourdie par Diderot, Hume, Grimm, avec la complicité de tout le genre humain, pour l’humilier, le déshonorer, le calomnier, lui imposer des bienfaits outrageants, ou lui attribuer des ouvrages infamants. Il fuit l’Angleterre, séjourne un an à Trie chez le prince de Conti sous un faux nom, puis, comme traqué, se réfugie en Dauphiné, à Bourgoin, à Monquin. En 1770, il revient à Paris, et se loge rue Plâtrière. Il copie toujours de la musique, pour vivre ; les gens qui veulent le voir se déguisent en clients pour forcer sa porte. Il éconduit brutalement les curieux, les admirateurs, les protecteurs qui s’offrent. Il vit solitaire, farouche, flatté malgré tout de la curiosité publique, de l’admiration qu’il sent l’envelopper, mais incurablement ombrageux et persécuté. Les fruitières lui vendent leurs légumes au rabais pour l’humilier d’une aumône ; les carrosses se détournent pour l’écraser, ou l’éclabousser ; on lui vend de l’encre toute blanche, pour qu’il n’écrive pas à sa justification : partout il est espionné, surveillé, même au théâtre. Voilà les misérables visions dont son esprit est hanté : il les consigne dans ses étonnants Dialogues, œuvre prodigieuse d’éloquence et de folie, qu’il veut déposer sur le maître autel de Notre-Dame. Il distribue dans les rues une circulaire à tout Français aimant la justice.

Il va pourtant en ce temps-là lire ses Confessions chez la comtesse d’Egmont ; mais ses bons jours, clairs et riants comme ceux de sa jeunesse, ce sont ses longues promenades, ses herborisations dans la banlieue, au bois de Boulogne. Enfin, il accepte en 1777 l’hospitalité du marquis de Girardin à Ermenonville ; et c’est là qu’il meurt le 2 juillet 1778. Il n’est pas probable qu’il se soit tué.

Voilà cette vie d’un grand écrivain, où la littérature tient si peu de place : les chefs-d’œuvre s’entassent en une douzaine