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les tempéraments et les idées.

des leçons avant de la savoir. Son inquiétude le promène à Lyon, à Lausanne, à Neuchâtel, à Paris ; et toujours quand son imprudence ou sa légèreté l’ont mis sur le pavé, sa pensée se retourne vers la « maman », qui a transporté son domicile à Chambéry : les grands chemins pourtant, les longues marches, les libres horizons, les gîtes incertains, les soupers de rencontre, les nuits à la belle étoile le ravissent, l’enivrent, emplissent son âme d’ineffaçables sensations. Mais il faut vivre : la prévoyante « maman » fait de son vagabond un employé au cadastre ; cela ne dure guère : il sera musicien, il aura des élèves. Tout cela entremêlé encore d’absences et de voyages.

Jean-Jacques faisait bon ménage avec le jardinier Claude Anet, qui partageait avec lui la protection de Mme  de Warens ; mais Claude Anet meurt, et une sorte de majordome, le Suisse Wintzenried, le remplace. Jean-Jacques ne s’entend pas avec le camarade ; et c’est au moment où le refroidissement commence entre Mme  de Warens et lui, qu’il fait aux Charmettes ce délicieux séjour de trois étés (1738-1740), où il est presque toujours seul, quoi qu’il ait dit, où il refait son éducation, lisant toutes sortes de livres, philosophes, historiens, théologiens, poètes : il en sortira armé et prêt à la lutte. Son tour d’esprit est arrêté : un gentilhomme du voisinage, M. de Conzié, qui le vit souvent vers 1738 ou 1739, nous signale en lui un « goût décidé pour la solitude,… un mépris inné pour les hommes, un penchant déterminé à blâmer leurs défauts, leurs faibles,… une défiance constante en leur probité ». C’est aux Charmettes que Rousseau écrit ses premiers essais. Avant le dernier été qu’il y passa, il fut quelques mois précepteur des enfants du grand prévôt de Lyon, M. de Mably, dont il ne se faisait pas scrupule de « chiper » le bon vin : il n’était pas encore tout à fait assis dans sa moralité.

Enfin il part pour Paris (1741). C’est la rupture définitive avec Mme  de Warens, dont les affaires se dérangeaient de plus en plus ; désormais dans leurs rares relations les rôles seront intervertis, et Jean-Jacques enverra quelques petits secours à l’amie qui a tant fait pour lui. La pauvre femme, toujours en dettes, en procès, en projets, mourra en 1762 : c’était une détraquée, brouillonne, dévote, un peu aventurière, dont la réputation n’aurait pas eu de trop grave accroc, si Jean-Jacques n’avait eu l’idée de confesser ses fautes, avec toutes celles des gens qu’il avait connus.

À Paris, Rousseau apportait quinze louis, une comédie de Narcisse, et un système nouveau de notation musicale qui devait lui donner gloire et fortune. Il fallut vite en rabattre, et l’inventeur se trouva heureux d’aller à Venise comme secrétaire de M. de Montaigu, ambassadeur de France, avec lequel il se brouilla